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MON NOM EST FACE / MY NAME IS FACE
MON NOM EST « FACE »(Public averti : Yaoi)
CHAPITRE 1
A l’orée de la forêt, deux cavaliers pressaient leurs montures en direction de l’auberge située à la croisée des Trois Chemins. La lune haute dans le ciel, jaune et brillante, éclairait les sentiers boisés reculés de la route. Les embuscades y étant fréquentes, ils ne devaient en aucun cas relâcher leur attention. Au loin, les deux hommes aperçurent une auberge dont les vitres étaient jaunies par la lumière. C’était le seul point de repos visible à des kilomètres à la ronde. Ils poussèrent encore un peu leurs montures, et arrivèrent bientôt aux portes de l’établissement perdu au milieu des champs et de l’herbe en friche. Certaines auberges possédaient des filles de joie, un moyen sûr de renflouer les caisses en période creuse. Mais à Glasgowi, l'auberge "Les Trois Clos", avait bien plus qu'une simple fille de campagne, rustre et vendue contre son gré, dont la beauté avait passé aussi vite que l'hiver. C'était au contraire une ravissante jeune femme aux charmes envoûtants du nom de Face qui ne laissait personne indifférent, hommes comme femmes. A son passage, les regards curieux, convoitaient, reluquaient sans indiscrétion la demoiselle, qui avait la réputation d’être une femme farouche et exigeante. On lui attribua le surnom de « l’Indomptable » qui par une fine stratégie dont personne ne voulait parler, arrivait à se débarrasser de ses prétendants si rapidement qu’ils n’avaient pas le temps de savourer la fleur tout juste coupée.
De maîtresse implacable, Face changeait et passait au rôle de frêle et douce amante. Tantôt Marie, tantôt Emeline, elle avait pour habitude de s’accommoder des prénoms que lui conféraient les hommes en mal d’amour. Logée à l’étage, dans une petite chambre partiellement éclairée, elle accueillait les courtisans fortunés qu'elle choisissait dans la salle principale. Chaque soir, au moment où l’horloge sonnait sa neuvième heure, Face faisait son apparition en haut des escaliers tournants en bois, dont les gardes corps possédaientl’originalité d’être sculptés en forme d’aigle. Belle comme un ange, à la peau et aux traits affinés, elle avait pour habitude de parfumer ses cheveux blonds, couleur des champs de blé, les peignant toujours à la mode de cette noblesse friande de nouveautés. Apprêtée, elle descendit les marches embellies d’un chemin de tapis rouge dans une toilette à volants se mouvant dans le vent à chacun de ses gestes.
Le jaune doré de sa robe se mariait avec les dentelles blanches qui couvraient ses bras en d’amples manches et arrivaient à la lisière de ses gants de soie blancs. D’un air ingénu, son éventail en main, elle se maintenait à la rampe, croisant les regards, jouant avec sa robe à panier qui dessinait une taille fine au corps élancé, sous son manteau de taffetas jaune d’or. La coiffe haute, subtilement égayée de perles et d’une couronne de fleurs de diamant laissait retomber ses cheveux ondulés sur ses épaules. Les yeux des soupirants s’attardaient avec intérêt sur la poitrine menue, éclipsée par son bustier fantasque de billes de nacres en rangs serrés en son milieu.
À son approche, les courtisans lorgnaient avec intérêt la jeune femme et espéraient secrètement, une chute maladroite qui dévoilerait les dessous que certains n’auraient pu voir ailleurs que dans l’intimité la plus grande. Sachant les regards posés sur elle, elle cadrait, une marche après l’autre, son maintien gracile dans un équilibre parfait. La jupe légèrement relevée laissait entrevoir ses pantoufles de soie généreusement brodées aux couleurs dorées de ses rubans. Elle les observait l’un après l’autre, faisant palpiter leur cœur à chaque battement de ses longs cils noirs, qui ornaient deux yeux d’un vert profond. À hauteur de la dernière marche, elle caressait de ses doigts gantés le bois restauré depuis peu, parcourant la salle l’éventail ouvert, dont elle se servait pour camoufler son sourire narquois. L’auberge ne possédant que quatre tables communes, les plats étaient servis chauds et le vin tout juste sorti de sa cave de pierre. L’odeur du fumet et du cigare s’entremêlaient ainsi dans l’air renfermé du restaurant. Les courtisans discutaillaient, s’échangeaient des sourires et festoyaient gaiement. Mais au moment où la belle descendait les marches, leur attention était détournée vers l’Indomptable. Assis sur les bancs d’acajou, ils glissaient et se retournaient facilement en direction de l’escalier pour observer la jeune femme. Certains finissaient rapidement leurs bouillons, s’essuyant la bouche maladroitement dans une discrétion notable. Les murs peints d’un rouge ocre, et habillés de tableaux rupestres, étaient en harmonie parfaite avec la lumière tamisée des appliques en fer forgé. C’était juste suffisant pour la jeune femme qui pouvait apercevoir du haut des marches, les deux groupes rassemblés ce soir. Composés de cinq hommes au total, ils étaient venus se pavaner devant ce corps qu’elle exploitait à son avantage mais dont un seul obtiendrait les faveurs.
Elle descendit la dernière marche, et se retrouva face au bar. Elle constata avec peine l’état déplorable de deux clients qui, sachant leur échec auprès de la belle, s’étaient enivrés, abusant un peu trop du vin rouge de Cassandra, la spécialité de la maison. Quant aux autres, ils continuaient d’espérer, pariant sur leurs chances d’attirer son attention, sans même remarquer la présence de la jeune serveuse qui devait s'y reprendre à deux fois pour obtenir la somme réclamée. Face s’amusait de leurs réactions et aimait à se balader devant les hommes qui s’étaient donné la peine du déplacement. Gracieusement, elle se dirigea directement vers la première chaise haute en bois située face au comptoir et commença à observer les gestes machinaux de Zéphire. Les cheveux tirés en arrière, il portait une chemise blanche qui laissait entrevoir un torse musclé, reposant sur un ventre qui s’arrondissait au fil des ans. Il traînait derrière lui un lourd passé d’ancien combattant, que décrivaient les cicatrices qu’il tentait de dissimuler tant bien que mal. Seuls ses cheveux grisés et les rides aux coins de ses yeux trahissaient sa quarantaine. Derrière son air peu commode se cachait un père attentionné, pour Face. Il était homme de confiance, un ami sur qui compter et un travailleur méthodique et organisé. Il avait engagé Patty, une serveuse au teint blafard, presque mortuaire. Grande et filiforme, son manque d’entrain dissimulait un cœur tendre et une habilité à lancer les couteaux comme personne. Tout comme lui, elle était crainte, mais contrairement à Face, n’attirait pas les regards. C’était une jeune fille ouverte au mariage, mais qui pour l’heure, se contentait de son travail à l’auberge. Elle n’était pas la seule à être sous les bonnes grâces du patron. Le cuisinier, Victor, travaillait d’arrache-pied au point de fournir deux plats authentiques à la clientèle de passage. Grassouillet, il aimait la bonne cuisine et vivait pour sa passion. Né d’une famille aristocrate, il avait pour habitude d’observer son père qui préparait des plats sophistiqués et originaux pour le compte d’un noble de Verdatte. Il avait gardé en mémoire l’odeur et le fumet d’antan qu’il accommodait avec de nouvelles épices, lorsqu’il fut engagé par la famille Brantov. Suite aux massacres, il décida de suivre le patron dans son aventure, qui le fournissait généreusement de manière à satisfaire sa curiosité culinaire. Depuis son installation à Vroski, sa réputation avait fait de l’établissement l’adresse incontournable des aristocrates de passage à Glasgowi.
Dans ce cadre pittoresque, Zéphire devenu aubergiste, s’amusait lui aussi du jeu malicieux de Face. Il la vit descendre comme à l’accoutumée, et s’asseoir devant le comptoir, réclamant un verre de vin de Delkir, « Lucie », en référence à l’ancienne Luciana, sa région natale. Perchée sur son tabouret, tel un oiseau rare, elle était consciente des regards insistants, envieux, parfois suppliants posés sur ses hanches. Les mêmes visages se rencontraient, d'autres se faisaient nouveaux, mais ils avaient tous un point commun, Face. Tiens, se souvint-elle. Elle repéra à travers le miroir situé derrière le comptoir, Mr Foucher de la province de Sauze ; marié, deux enfants et un brin dépensier. En dépit de son haleine putride, il aurait été un parfait candidat sous ses allures d’homme mûr aux cheveux grisonnants. Et juste à côté, son alter ego, ce fameux Christophe, juvénile et insouciant. Il portait un magnifique complet bleu qui se mariait parfaitement avec la couleur de ses yeux, contrairement à son ami et larbin, Andriano, qui lui était opposé ; mal fagoté et suant au moindre effort dû à sa bedaine imposante. Horrifiée, elle masquait derrière son éventail sa mine dégoûtée à l’idée de toucher ce corps de bouc. Si ce n’était que ça, cela irait, mais leur penchant pour l'absinthe et leurs sauvageries rendaient leur compagnie fort désagréable. Le dernier souvenir de sa présence lui avait laissé un goût amer, lui qui était pourtant fin stratège et féru d’épées jumelles dont elle raffolait. C’est à croire que toute la région de Balkir s’était donné rendez-vous ici même. Auraient-ils accusé réception du décès du roi ? se dit-elle. Elle les épiait et s’amusait à jouer de son regard ambre, se délectant des rumeurs qui circulaient parfois à son encontre. Ainsi, il se disait du prince d'Armonia, qu’il avait lancé ce défi de la faire sienne à Mr de la Chausse. La belle avait résisté aux charmes et à la bourse des plus grands séducteurs. Toujours selon les rumeurs, elle n’était ni intéressée par l’argent, ni par la belle vie dorée de ses amants fortunés. Voilà un défi que le Vicomte accepta immédiatement, décidé à se confronter et prouver au prince sa démesure.
Vicomte Édouard de la Chausse, pensa Face. Depuis quelques semaines, il revenait chaque soir, et s’était même attribué une table. Elle invita finalement l'homme aux airs de conquérant à la tenue extravagante ornée de riches motifs. Avec légèreté, elle s'approcha simplement à ses côtés, et toucha de son index son épaule, signe qu’il était l'heureux chanceux de la soirée. De son mètre soixante-douze, il était un homme gringalet mais fort plaisant, le visage rendu enfantin à l’idée de passer ce pas de porte donnant sur la pièce aux motifs fleuris. Elle l’invita à entrer dans ce lieu interdit respirant la féminité et décoré subtilement. Cette chambre lui ressemblait bien, simple mais aux détails sophistiqués. Il passa sa main droite dans ses cheveux bruns, arrangeant les quelques mèches rebelles qui remontaient vers le haut. Baissant légèrement le regard elle se retourna et pointa son torse de son éventail aux dessins baroques pour en utiliser les montures, et caresser son entrejambe…Puis, elle plongea son regard dans ses yeux de miel, ses doigts fins, glissants, effleurant avec légèreté sa chemise. D’un geste vif, il la prit par les hanches et rapprocha son corps léger vers le sien. Bien que petit, sa poigne était forte et remplie d’assurance. Elle appréciait le naturel enjôleur du Vicomte, qu'elle ne voyait que peu, même chez les nobles. Il la désirait ardemment, mais se gardait d'être brusque, pour mériter au moins un baiser de sa compagne et lécher ce corps dont il avait tant de fois entendu conter les louanges. Empressé, il était resté des heures dans la taverne. Il avait accroché le regard vert dans l'espoir qu'elle vienne à lui. Il y avait tant pensé, à ce qu'il ferait, ce qu'il dirait. Son corps était en feu depuis longtemps, mais il savait qu'il devait faire attention à ne pas froisser la belle. Il savait que personne ne l'avait eue tout entière. Il savait. Mais quelque part, il voulait être le premier à retirer cette robe de satin aux couleurs d’été, et caresser ce fessier qu’il imaginait de velours et bien en chair. Lui, ou aucun autre.
Il plongea sa tête dans le cou de cygne que lui présentait Face, respirant son parfum léger et fruité, tandis que ses mains caressaient son dos cambré, dessinant des arabesques aériennes.
« Geneviève, mon amour...
Face cligna des yeux, le visage collé à son cou. Geneviève il l’appelait, Geneviève elle serait. Une femme riche, mariée, une maîtresse impitoyable mais amoureuse, une dame de la Cour qui hésitait encore à passer le cap de l'adultère. En moins de quelques secondes elle entrait dans son rôle, et sourit tendrement au noble en se détachant légèrement de lui.
_ Je vous ai tant attendu, soupira-t-elle. Elle le sentit frissonner.
_ Combien de nuits blanches ai-je perdues à penser à vous, à souhaiter sentir la douceur de vos lèvres collées aux miennes, dit-il en se détachant doucement de la jeune femme. Il sourit tendrement, la faisant changer d’avis sensiblement sur sa personne. Il rapprocha son visage, mais Face se déroba au dernier moment, lui offrant l’angle de sa nuque sans défauts.
_ Geneviève, je t’en prie…
Elle se retourna face à cet homme qui la maintenait fortement par la taille. Ne pouvant se libérer, elle le supplia.
_ Pardonnez-moi. Je ne sais ce que je fais. Comprenez-moi. Je vous en prie, Vicomte...
Sa voix était douce, apeurée. Elle ressemblait à un oiseau blessé qui suppliait qu'on l'achève. Edouard parut satisfait, desserra son étreinte permettant ainsi à la belle de s’échapper de quelques pas.
_ Bien. Je ne saurais rien vous refuser, ma mie. Prenons le temps qu'il vous faudra. Oserais-je vous demander de satisfaire ne serait-ce que votre propre envie ?
_ Vicomte, répondit simplement la demoiselle en rougissant.
_ Nous sommes seuls. Ne vous embarrassez point de détails, Geneviève.
_ Soit.
Alors qu'elle restait silencieuse, il lui sourit, jouant de ses doigts avec le tissu, s’agaçant de ne pouvoir trouver la faille qui la ferait céder. Son engouement le fit s’avancer, mais il trébucha et tomba sur les pieds de sa compagne. Honteux, il se mortifia intérieurement de sa maladresse mais déterminé, il se releva prestement, lui prit la main et la combla de baisers.
_ Voyons Vicomte, calmez-vous où je ne saurais me contenir plus longtemps. Elle soupira une fois de plus. Vicomte !...
_ Me calmer ? Que nenni ! Cria-t-il, en posant sa tête sur son bustier. Votre giron n’égale pas votre chute de reins, Geneviève, mais votre grâce, sinon le rose que votre joue arbore, me font perdre l’esprit.
Le cœur de Geneviève s’accéléra. Il était téméraire, bien plus qu’à l’accoutumée, mais elle relevait l’insulte. Elle accrocha son regard, sachant qu’elle parviendrait sans problème à lui faire oublier ces formes qui lui faisaient défaut. Le courtisan s’extasiant, écarta légèrement la belle vers l’arrière afin de contempler son sourire tendre, presque timide. Il jubila intérieurement. Geneviève était à lui. Timide au départ, la voilà qui devenait changeante, s’approchant de lui et faisant le premier pas. Peut-être que ce soir… peut-être serait-elle prête à se donner à lui, enfin ?
Le regard de Geneviève s’attardait sur son cou. Elle semblait en transe au moment où ses yeux se posaient sur les courbes de son visage. Le noble laissa glisser sa main le long de sa taille de guêpe, plus bas qu’il ne s’était jamais autorisé à aller. Heureux et charmé, il respirait à peine sous le regard insistant de son amante tandis que ses mains pressaient de plus en plus fort son fessier rond et ferme.
_ Oh Ciel ! Quelle poigne, Vicomte ! Elle rapprocha alors sa tête blonde vers le torse étroit d’Edouard. Comment ai-je pu vivre sans vous ? La bouche tout contre son cou, elle susurra d’une voix presque inaudible : « Prenez-moi dans vos bras Vicomte, que je sente votre peau contre la mienne, que je m’enivre de votre parfum. »
Les mains du noble se joignirent autour de ses hanches avant qu’il ne se meuve sur sa droite, heurtant une seconde fois les orteils de la jeune femme, qui poussa un léger cri de douleur. Mais le Vicomte le confondit à une invitation ouverte et peu subtile de la part de la demoiselle. Il s’enhardit et s’exprima de nouveaux à voix basse :
_ Je n’ai qu’une hâte, c’est de pouvoir te prendre, t’enlacer et réchauffer nos deux corps dans ce lit.
_ Tant d’ardeur, tant de passion dans vos actes ! Dit-elle insistant sur ces mots pour lui faire remarquer la faute. Je ne saurais me retenir plus longtemps ! Elle se mordit les lèvres, feignant de lui faire la cour, jouant de son regard et soupirant d’une voix sensuelle.
Rapprochant sa bouche de la base de son cou, il la mordit, s’imprégnant en même temps de son parfum de prune. Elle grimaça, pestant contre ce rustre si peu doué de ses gestes, avant de simuler un plaisir dans ses gémissements de douleur.
D’un ton grave, le noble s’attendrit.
_ Ô ! Tu es si belle, tu n’es pas comme les autres, celles qui se donnent pour un sou, mais toi... toi tu te gardes. Dis-moi que c'est pour moi et moi seul, Geneviève...
Sa voix tremblait, son argument devenait supplique. Elle était prête à céder, la belle s’émoustillait à son toucher, croyait-il. Le visage devenu sérieux d’un seul coup, il la prit d’une main et la bloqua contre un des montants du lit. L’angle du bois s’enfonça alors dans sa chair provoquant une sensation désagréable à Face qui n’en pouvait plus. Deux écrasements d’orteils et une douleur au dos ; la maladresse du noble avait sérieusement rongé sa patience. Elle chercha un moyen de se dérober, mais l’amant s’appuyait contre sa joue. Il lui saisit la jambe, la remonta avant de caresser ses cuisses délicates. Il l’enlaça un peu plus de peur qu’elle ne s’échappe et fit glisser ses lèvres, cherchant à lui voler un baiser. Mais la jeune femme se faisait encore désirer.
Le Vicomte s’acharnait, multipliant ses gestes dans un regain d’effort. Face qui eut pitié de ses actes désespérés, lui prit la main et la posa contre ses hanches, l’incitant ainsi à s’aventurer un peu plus loin dans sa tentative de séduction. Sans attendre, il l’emmena vers le lit et la fit s’allonger sur le ventre, sans aucune douceur, obnubilé par ce qu’il ferait ensuite. Sa main cramponna les dentelles de la robe, immobilisant Face qui, surprise, se retrouva dans une situation des plus délicates. Impatient, il frotta son bassin sans même prendre le temps de se déshabiller, pressant ses hanches contre son arrière-train. Il se mouvait rapidement, persuadé que les minutes lui étaient comptées. Excité, il soupira une fois de plus. Face simula des gémissements de contentement sans grande conviction.
_ Dis-moi des mots d’amour, dis-moi que tu es prête à aimer un homme tel que moi ! Dis-le moi Geneviève !
Elle se retourna tant bien que mal, se débattant avec peine pour se libérer de son emprise.
_ Vicomte, mon Vicomte minauda-t-elle, je vous en conjure, laissez-moi faire et je vous promets que vous ne serez point déçu !
Il relâcha son étreinte et la libéra ainsi de ses bras. Il s’en est fallu de peu, pensa-t-elle soulagée. Ayant repris le contrôle de la situation, elle se leva du lit, mais le noble fit de même, saisissant sa main, et l’attirant à nouveau dans ses bras. Elle porta alors son index sur ses lèvres pulpeuses qu’elle caressa avec douceur, fixant ses traits virils. Elle déposa, les yeux fermés, un doux baiser sur l’une d’entre elles, comme une éternelle récompense à sa galanterie. Mais connaissant le gaillard, elle décida de le faire languir encore un peu.
_ Je suis flattée de toutes ces paroles mais sache que pour avoir cette chance, tu devras d’abord allonger quelques pécules de ta bourse qui semble bien pleine. Après quoi J‘accèderai à ton souhait le plus cher de m’avoir dans tes bras, dit-elle de son sourire commissural.
_ Je te donnerai s’il le faut mon âme, ne serait-ce que pour entrevoir ce que beaucoup d’hommes rêveraient d’avoir.
D’un ton moqueur, elle lui répondit d’une voix hautaine :
_ Le ciel n’y serait pas suffisant ! Elle lui offrit un sourire tendre, en parfaite contradiction avec ses dires.
Le visage sérieux, il sortit alors de sa poche intérieure un écrin en velours noir, qu’il déposa dans le creux de sa main gauche. Il ouvrit et Face vit une magnifique bague sertie d’émeraudes, assorties à la couleur de ses yeux. Elles étaient incrustées dans des alvéoles d’argent formant un parfait hexagone. La bague brillait de mille éclats. Quel beau cadeau pour la belle, qui appréciait particulièrement ces petites attentions qui n’influençaient ses décisions en aucune manière.
_ Voici, qui te prouve ma sincérité et ma dévotion à la Belle Indomptable. Se rapprochant de son oreille, il réitéra sa demande : Donne-toi à moi Geneviève !
Jubilant devant tant de splendeurs, elle présenta sa main que le Vicomte orna. Ce bijou lui avait demandé de nombreux sacrifices, mais cela en valait la peine. Elle le contempla sous tous les angles, jouant avec la lumière de la bougie. Satisfaite, elle apposa sa main sur sa poitrine, l’invitant à s’asseoir sur le lit molletonné recouvert d’un linge de coton blanc et fleuri de bleu.
Détachant le corset de sa robe, elle se mit à le dévisager de haut.
_ Comme convenu Vicomte, j’exaucerai votre vœu. »
Encouragée par son prétendant, Face débuta un déhanché langoureux et laissa tomber son manteau sur le sol. Elle leva une cuisse, laissant entrevoir sa chair, sans trop en montrer, et posa son pied sur son entrejambe, l’effleurant à peine. Sans arrêter de se mouvoir, elle passait et repassait la pointe de sa mule sur le velours épais du pantalon qui se tendait. Quand il fut à point, elle enleva son pied, et retira ses gants, dévoilant des doigts longs et agiles. Le souffle erratique, il semblait fou. Edouard se leva et se jeta alors sur le corps de la jeune femme qui poussa un petit cri. Il dévora sa gorge de baisers, et remonta jusqu’à son oreille pour la lécher et en mordiller le lobe. Face le repoussa gentiment vers l’arrière le faisant tomber sur le lit à baldaquin. Souriante, elle défit ses rubans de bustier rendant le Vicomte perplexe et aux abois. Elle se retourna, fit virevolter les tissus et finit par s’asseoir délicatement sur les cuisses de son amant. Les mains de la jeune femme entouraient alors son cou, le laissant ainsi libre de ses choix. Sans demander son reste, il remonta le tissu gênant, caressant inlassablement les bas de gaze fin plaqués à sa peau. Sentant qu’il allait toucher au but, elle se leva et dansa à nouveau pour le Vicomte, faisant tournoyer ses jupons longs brodés, dans une cadence parfaite, digne des jeunes filles de l’île de Sire. S’arrêtant face à lui, elle leva délicatement son pied dans un mouvement souple jusqu’à son épaule, incitant le noble à retirer les bas blancs qui dévoilèrent des jambes fuselées et longues à souhait. Fixant la jeune femme, il admirait avec délectation les courbes parfaites de son corps, que ses mains touchaient à peine. Il souriait de manière incontrôlée, et se réjouissait de cette belle affaire. Face, le sachant conquis, fit tomber ses dessous en dentelle sur le sol puis se retourna vers son amant d’un jour, dont les yeux s’écarquillèrent au fur et à mesure qu’elle s’avançait. Son sourire si fade se transforma en étonnement puis en rictus de dégoût.
« Ma mie ! Il en avait oublié Geneviève…mais tu es… Tu mériterais le fouet ! Il se leva en colère, et la fusilla du regard.
Elle s’esclaffa à la vue de la couleur changeante de son visage, devenu rouge vermeil. Elle ricana de ses propos qui lui parurent louange au vu de la mesquinerie.
_ Mon Dieu ! Aurais-je oublié de te le préciser, c’est vraiment fâcheux de ma part ! Dit-elle en souriant sournoisement. Remontant son panier elle continua légèrement. Tu peux partir, si tu le souhaites.
_ Vipère ! J’aurais dû me méfier. Vierge toi ? Je parie que ton cul fait la joie de la noblesse du coin. De ton patron, peut-être ? Tu as ta place à la Cour, c’est vrai, mais dans le lit des galants ! Déçu, il soupira, regrettant les efforts dont il avait fait preuve pour la conquérir. Quel dommage, tu es d’une beauté époustouflante. La beauté d’une belle pomme pourrie par un ver.
_ Je me demande ce qu’en penserait ta chère et future, la Marquise De Vénisis…
_ Comment es-tu au courant de pareilles choses ? Dit-il avec étonnement. Son regard s’était agrandi, il semblait sur le point d’étrangler Face.
_ Oh, tu le sais bien, les gens racontent, par-ci, par-là… Les rumeurs vont bon train. De nombreux récits de voyageurs tapissent encore notre porte. Mais surtout… N’oublie pas qui je suis, Vicomte. Tu n’es ni le premier, ni le plus riche. As-tu bien regardé ceux qui m’attendent en bas ? As-tu vu leurs titres ?
Face se mit à rire tant et si bien qu’une larme coula, traçant une ligne claire sur son maquillage.
_ Prude et sage comme une traînée… murmura-t-il. Prends ma bourse tout entière s’il le faut mais prends garde à ce que ta langue ne fourche pas sinon tu auras de mes nouvelles. Et tous sauront ce que tu es, je t’en fais la promesse, termina-t-il en passant devant Face.
_ Ce fut un plaisir et encore merci mon bon seigneur ! Ha ! Ha ! Ha ! »
Elle n’en pouvait plus, s’accrochant à la chaise, se retenant de tomber. Le Vicomte s’en alla aigri, et partit à la hâte, honteux.
Il va sans dire que le pauvre noble, s’il avait connu le personnage par ouï-dire, n’aurait rien tenté. Le blasphème qu’il avait vu pendre, avait tout d’abord été refusé par son esprit. Après deux secondes à le regarder, il avait dû accepter que l’engin était accroché à sa douce et belle Geneviève. Ou plutôt Jean, devrait-il sans doute le nommer à présent. Lui, comme aucun autre ne savait qui était réellement Face. Un prince héritier qui avait échappé de justesse à la mort. Entraîné à l’art de l’assassinat, qu’il maîtrisait aujourd’hui à la perfection, il s’amusait aujourd’hui à se jouer de la haute noblesse de la région, par pur ennui. Il entendit la porte se fermer violemment, laissant Face savourer sa ruse. Fier de sa combine, celui-ci se dirigea vers la coiffeuse et se repoudra le nez retirant ainsi toute trace de son presque amant désabusé, se demandant s’il descendrait encore ce soir. Pour qui ? Pensa-t-il.
Au rez-de-chaussée, deux hommes parés de capes de laine lourdes venaient d’entrer dans l’auberge, transis de froid et de fatigue. Un homme, grand et mince, l’air visiblement fâché, leur coupa la route, les bousculant quelque peu avant de fuir vers les écuries. Ils avancèrent au milieu du brouhaha qui se calmait, et prirent place vers une table au loin des regards. Ils ne notèrent pas la surveillance de Zéphire, qui, habitué au va-et-vient, observait du coin de l’œil les deux cavaliers. Debout derrière son comptoir, son allure sombre et effrayante dissuadait bon nombre de ceux qui voulaient manger à l’œil. Il veillait aussi à la sécurité des nobles de passage gardant à bonne distance les sacs à vin des modérés. Dans ce joyeux tumulte, le larron d’un autre groupe voulut se joindre à eux pour un brin de causette mais, voyant l’aura sinistre se dégager des deux hommes, il fit marche arrière et préféra distraire ses compagnons de fortune.
Tout en chuchotant , Avril exprima son mécontentement :
« Votre Altesse, êtes-vous sûr que nous passerons inaperçus dans cette taverne ? Je vous signale que ce sont vos concitoyens !
_ Raison de plus pour que nous gardions nos capuches. Ravi de son déguisement, il lui fit un large sourire. Seul Avril pouvait apercevoir ses yeux bleus cristallins et ses cheveux mi-longs, dissimulés sous l’épaisse capuche de laine noire. Détends-toi, personne ne peut nous reconnaître, alors amuse-toi ! Et appelle-moi par mon prénom, veux-tu ?
A ce même moment, une serveuse d’une extrême minceur et d’un air aigri, vint et leur apporta deux godets de bière. Visiblement, la coutume voulait qu’on commence par une boisson maltée avant toute chose. Elle sourit avant de partir aussi rapidement qu’elle était venue, mémorisant dans un coin de son esprit l’addition de ces nouveaux clients.
_ Eh ! Vous là-bas !
Surpris, ils se retournèrent en direction de la voix en question,
_ Oui vous, vous z’êtes pas d’ici, hein ?
Un petit inquisiteur se trouvait juste à côté de leur table et avait certainement bu bien plus de vin qu’il n’en fallait pour le restant de la soirée. Mal habillé, quelque peu rond, il était solidement vissé sur le banc et s’accrochait à la table comme si sa vie en dépendait.
_ Z’êtes pas du coin, hein ? Répéta-t-il, souriant largement, découvrant des dents sales.
_ Oui, c’est exact, nous sommes de passage dans cette contrée, répondit Avril d’une voix pincée. La route a été longue alors une auberge ouverte à cette heure, c’est un don du ciel.
_ N’est-ce pas hein !! Eh patron ! Vous entendez ? Vous venez du ciel qu’il dit !! Ha ! Ha ! Ce qu’il est coquin ! Ha, ha ! Hic, Ha !
L’aubergiste haussa les épaules, et retourna à ses verres. Embarrassés, les deux étrangers essayèrent de se faire oublier.
_ Vous ne connaissez pas la meilleure ? L’haleine alcoolisée de l’homme les frappait au visage.
_ Non mais je suis sûr que ça vous titille le palais ! remarqua le prince d’une voix lasse.
_ Ici vit une donzelle, Wouaaa ! Une fleur, Houu ! Je ne vous raconte pas !! Hic !
Visiblement, il n’était pas méchant. Tout juste simplet, jugea Frantz.
_ Vous voulez sans doute parler de catins ? Désolé mais je ne suis point intéressé, merci quand même, soupira-t-il avant de retourner à son godet.
Ennuyé, le prince tenta d’esquiver le gêneur. Mais l’homme, rongeant son frein, se retourna quelques secondes plus tard, le fixa de ses petits yeux rougis. Bourru, il lança.
_ Vous êtes une canaille, vous le savez, ça ?
Choqué, Frantz fit volte-face et dévisagea son interlocuteur,
_ Non je ne le savais pas, répondit-il outré, oubliant qu’il était censé être ici incognito. Et c’est d’ailleurs la première fois qu’on me traite ainsi !
_ Hahaha !! Elle est d’une beauté, Wouuaaa !! S’exclama l’inquisiteur, sans se soucier de ses propres paroles.
_ Je le sais, vous venez tout juste de me le dire ! Écoutez maraud, dit-il exaspéré, je ne suis pas ici pour ce type d’affaires, et je ne mange pas ce genre de choine, donc épargnez-moi vos commentaires à l’avenir !
_ Hein ?
_ Je dis épargnez-moi vos élucubrations à l’avenir ! S’efforça-t-il de répéter.
_ Mes quoi ? Mes eluc, elucub. …, je ne suis pas fou et tout le monde vous le dira qu’elle est ravissante la biquette, comme une fleur des champs.
_ Vous me voyez ravi de l’apprendre !
_ Et vous z’avez quoi ?
_ Non et je ne tiens pas à le savoir ! Dit-il rageusement.
_ Maj… Frantz se força à dire Avril, qui se racla la gorge pour se donner le ton, je pense que l’on devrait laisser parler cet ivrogne et ne plus faire cas de ses divagations. Ce n’est qu’une perte de temps jeté aux démons.
_ Je sais mais que veux-tu que je fasse ? Il risque de venir à notre table sinon.
_ Eh ! Vous z’avez quoi ?
_ Non ! Coupa le blond exaspéré.
_ Ben vous z’avez tord, car d’après les rumeurs aucun homme n’a pu la forniquer la brindille ! Mouaip !
Un silence s’installa, durant lequel Frantz dévisageait l’homme. La catin ne l’intéressait pas. Ce qu’il disait était certainement une rumeur. Elle devait faire taire le secret après l’acte. Mais rares étaient les femmes que l’on payait qui se donnaient le luxe d’une telle réputation. Surtout que ce côté de la chose ne comptait pas vraiment pour la clientèle. Qu’elle soit très souple, éventuellement, se dit le prince en se remémorant les louanges qu’on lui avait faites des danseuses de grand chemin. Mais une virginité constante… Cela l’intriguait.
_ Quelle diablerie me contez-vous là ? S’étonna-t-il, en se moquant du personnage, si cette femme est fille de joie, il est tout à fait normal qu’elle fornique avec les hommes qui la désirent, le contraire serait étonnant.
_ Ben c’est bien pour ça qu’on l’appelle l’Indomptable pardi !
Le visage renfrogné, il se resservit un autre verre, s’essuya la bouche et finit par dire :
_ Moi en tout cas j’aurais bien aimé la courtiser la mignonne mais c’est impossible ! Ruiné comme pas deux, je ne pourrai jamais espérer toucher la donzelle, hic !
Elle les roulait ? Mais avec quoi ? Se demanda le noble.
_ Vous n’aurez qu’à ramasser vos trois sous de vin pour aller la voir une prochaine fois, répondit Frantz, sarcastique.
_ Impossible !!! Impo… burg… ssible ! On ne la choisit pas, c’est-elle qui nous choisit, éructa l’ivrogne sans relever l’insulte.
_ Je n’ai jamais entendu pareille chose, termina le prince avec dédain.
_ Tiens ! En parlant du loup !… »
Il désigna le palier du premier étage qui donnait vers les chambres de l’auberge. Les quatre hommes de la taverne qui étaient restés au salon admirèrent la descente gracieuse de la jeune femme. Tous avaient ri au passage de Mr De La Chausse, qui avait passé la porte quelques minutes plus tôt. Lui qui était si sûr de lui, était reparti aussi vite, se retenant tant bien que mal de courir et fuir les moqueries de ceux qui avaient parié sur sa défaite.
« Ah ! Je crois que vous aviez tort cette fois. Cette outre pleine avait dit juste, elle est vraiment époustouflante. Ainsi donc elle choisirait son client ? Voyons voir cela, dit Avril, étonnamment guindé.
_ Et pourquoi pas moi ?
Le conseiller faillit recracher son godet de bière. Le prince semblait subjugué par la ravissante jeune femme qui se présentait dans une toilette de luxe, et que la coiffe perlée mettait en valeur. Elle avait le visage long, affiné, la rendant à part et la distinguant de toutes les autres femmes qu’il avait pu connaître. Et elle serait vierge ? En tous les cas, elle n’avait rien d’une ribaude qui se laissait retourner pour deux sous. Frantz comprenait à présent pourquoi les hommes se soulaient à l’attendre, et pourquoi elle était seule et bénéficiait d’une telle entrée en scène. La curiosité, et le goût du défi s’éveillèrent en lui.
_ Vous plaisantez j’espère ? Demanda Avril en le coupant dans ses pensées. Vous ne pouvez en aucun cas vous souiller de la sorte avec une débauchée, qui sais-je !
_ N’as-tu pas entendu notre ami ? Elle est vierge et donc je serais son premier ! Après tout je suis le prince de ce royaume, pardi ! Ne puis-je donc faire comme bon me semble ?
_ Vous êtes devenu fou ma parole ? D’après vous, pourquoi est-elle vierge ? Peut-être est-elle atteinte d’un mal honteux ! Peut-être que des gardes attendent dans sa chambre pour dépouiller les clients !
_ Avril, répondit le prince d’un ton qui n’acceptait pas de réplique, je la veux.
_ Je prie les dieux pour que votre mère n’entende pas une telle rumeur. Une qui dirait que son unique fils et héritier fricote avec une donzelle.
_ Si cette rumeur lui parvenait, elle serait de toi, car tu es le seul au courant de cela. Ne t’en fais pas pour moi, je suis un grand garçon. Je tiens à connaître le secret de cette demoiselle, et si dépouillage il y a, il me suffira d’apprêter ensuite quelques gardes pour revenir faire une visite à cette intriguante. Ah, la voilà. »
Face observa le salon depuis les marches et se mit à soupirer. Il ne s’attendait pas à trouver grand-chose parmi ces ivrognes. « Le peu que je puisse faire est d’aller m’asseoir. Ils n’auront qu’à profiter du spectacle, » murmura-t-il.
« Allons Face, pourquoi fais-tu cette tête ?
_ Je ne fais pas la tête, répondit Face d’un ton qui insinuait l’inverse.
_ Encore un qui s’est enfui la queue entre les jambes.
_ Tous des imbéciles ! Sers moi un verre que je me saoule un peu !
_ Déjà ? Et ton petit boulot alors ? Que diraient les gentilshommes si, en s’approchant de la belle Indomptable, ils reniflaient une haleine de chacal ?!
_ Je m’ennuie, Zéphire.
_ Je ne dirais pas ça si j’étais toi !
_ Pourquoi ? Y aurait-il par miracle un servant paladin qui me ferait oublier les mains moites de son prédécesseur ? Hum, nan !
_ On dit souvent que les plus mystérieux sont les plus dangereux. »
Scrutant d’un œil le miroir derrière le comptoir, elle s’aperçut effectivement que deux nouveaux clients s’étaient installés à la table du fond. L’un avait l’air sûr de lui, son port était droit et sa carrure en imposait plus que celle de son acolyte, plus effacé. Pour le reste, la cape austère camouflait les parures.
Curieux de nature, Face scruta les moindres détails avant d’aborder les nouveaux arrivants. Impossible de distinguer leurs armoiries avec ce manteau, à croire qu’ils ne veulent pas être identifiés, se dit-il. Par contre, d’après ses bottes et ce pantalon blanc de soie, il doit venir de l’aristocratie. Mais d’où ? Se demanda-t-il.
« Tu as raison. Je vais de ce pas vérifier cette information de plus près. Mais je ne m’attends pas à grand-chose, dit-il sur un ton désabusé »
Le prince, quant à lui, observait la belle. Elle est vraiment désirable, se dit-il. Plus je la regarde et plus j’ai envie de la connaître, mais je ne peux me présenter de la sorte. Je me sens vraiment désavantagé sous ce manteau. Allez, retourne-toi, regarde-moi ! Son cœur battait la chamade et il transpirait, alors qu’il ne faisait pas très chaud dans l’auberge. Il ne se souciait même plus d’Avril, tant la vision l’obnubilait. Son corps tout entier la réclamait.
« Avril ! Chuchota-t-il
_ Oui ?
_ Mon cœur flanche !
_ Souhaitez-vous un médecin ?
_ Cette femme… Je la veux.
_ Dans votre, lit, vous voulez dire ?
_ Non, Avril, répondit Frantz, le regard lointain. Cette femme n’est pas un objet que je veux jeter ensuite. Je la veux pour moi. Maintenant.
_ Monsieur, je doute qu’une catin…
_ Avril, répondit le prince d’une voix dont il n’usait que lorsqu’il donnait des ordres stricts. C’est elle. Mon cœur le sent.
Le conseiller haussa un sourcil devant la naïveté du jeune adolescent. Vraiment ? Pour une fille à deux sous ? Bon. Il devait avouer qu’elle était belle. Peut-être s’en lassera-t-il une fois qu’il aura obtenu ce qu’il veut. La jeunesse lui donne trop de fougue, se dit-il en soupirant.
_ Bien, répondit le conseiller, d’une voix résolue. J’irai lui parler pour vous.
_ Je suis amoureux… soupira-t-il avec un sourire béat.
_ Vous me mettez dans l’embarras, mais vous savez que je ne discuterai pas un ordre, alors … Il allait se lever lorsque Frantz posa la main sur son bras, alerte.
_ Attends, ne bouge pas !
_ Pardon ?
_ Elle s’approche de nous, chuchota Frantz, presque paniqué ! Avril, il ne faut surtout pas qu’elle sache qui je suis.
_ Je croyais que vous la vouliez pour concubine ? Taquina Avril avec un léger sourire.
_ Non, justement, je souhaite qu’elle m’aime pour moi et non pour ma couronne !
Le vieil homme se força à ne pas rire face à l’innocence de son futur souverain. Si jeune et s’embarrassant déjà de telles futilités.
_ Bien votre Majesté, murmura-t-il, pompeux, certain de ne pas se faire entendre,
Frantz rougit légèrement et ne releva pas la pique.
_ Je suis nerveux, voilà tout.
_ C’est compréhensible, le rassura son conseiller. Moi-même je me serais laissé tenter, si j’avais eu vingt ans de moins.
Le prince fronça les sourcils et se fit hautain. Avril se retournant avec un sourire rêveur, s’aperçut du danger de ses propos, et enchaîna immédiatement, badin.
_ Je veux dire...hum…dans une autre vie bien sûr, se reprit-il sans en penser un mot.
Face avait entamé une démarche féline, jouant avec son éventail comme d’un instrument de musique. Elle jeta des coups d’œil à droite puis à gauche faisant mine de chercher un quelconque intérêt aux clients désespérés. Les courtisans se tenaient fièrement, chacun tentant de mettre en valeur ses atouts, de leur barbe bien peignée aux bijoux qu’ils laissaient briller sur la table à son approche. Chacun avait l’espoir qu’elle les choisisse, estimant qu’il avait suffisamment attendu. Mais Face souhaitait satisfaire sa curiosité, et n’avait que faire de ceux qu’il avait déjà vus, dont il connaissait déjà les secrets, et le potentiel pécuniaire. Un nouveau défi était entré. Il espérait que cet inconnu puisse briser son quotidien devenu fade et parer un tantinet à son ennui croissant. Il se dirigea alors lentement vers la table des cavaliers.
« Bonsoir, Messieurs…
Sa voix est de velours, elle est si différente, se dit Frantz. Douce et éraillée à la fois, un peu nasillarde sans être désagréable à l’oreille, absolument unique. Avril pencha légèrement la tête laissant ainsi son prince dominer la conversation.
_ Bonsoir, belle apparition. Voilà une robe de très belle facture, et qui s’accorde parfaitement avec le racé de vos traits, si je puis me permettre. Aurais-je été le seul à le remarquer ?
_ C’est vrai, j’en suis heureuse. Effectivement, vous n’êtes pas le seul, mais je vous remercie, cela me va droit au cœur. »
Il pensa qu’il était encore tombé sur un poète en mal d’amour qui usait ses mots pour amadouer la petite noblesse féminine. Face avait l’habitude et comptait jouer un peu.
Tout en s’installant près du jeune homme, il avança le bras pour le baisemain de courtoisie. Contrairement à la coutume, le prince le prit délicatement et l’embrassa tendrement, son regard rivé dans celui de la « demoiselle ». Étrangement gêné, Face se cacha promptement derrière son éventail.
« De passage dans la région ? demanda-t-il pour qu’il détourne enfin ses yeux trop bleus. Sous sa capuche, il devinait des cheveux blonds, un peu désordonnés, mais sans aucun doute très soyeux. Il prenait grand soin de sa personne, si on se référait à sa peau sans défauts, et à ses lèvres, pas même gercées alors que dehors il faisait si froid. Sa voix, douce, pas encore travaillée par le temps, reprit, détournant Face de son inspection :
_ Oui, mais je suis heureux de m’être arrêté à cet auberge, sans cela, je n’aurais jamais pu vous rencontrer. Les Dieux m’auraient guidé, ne croyez-vous pas ?
Mais pour qui se prenait-il celui-là, pensa-t-il, intrigué, plus qu’agacé par ce beau parleur. Très bien, tu veux jouer à ce jeu, alors jouons, et voyons qui de nous deux sera en reste.
_ Puis-je connaître votre nom ? susurra Face.
_ Navré, répondit Frantz sur le même ton, mais je ne puis vous le dire…
Rien. On ne refusait rien à la grande Face. Il avait envie de partir quelques secondes plus tôt, mais maintenant, il voulait savoir. Il se rapprocha, confident.
_ Quelle en est la raison ? Êtes-vous en mission secrète ou quelque chose de ce genre ? dit-t-il en minaudant.
_ On peut le dire, oui, répondit le prince, quelque peu gêné. De près, elle était non seulement belle, mais elle dégageait une fragrance entêtante.
_ Bien, approchez. Un peu plus près, voyons !
Son cœur tambourinait dans sa poitrine, prêt à exploser. Sa chemise collait à sa peau, et il sentait son front se couvrir d’une fine couche de sueur. Une chaleur intense partie de ses entrailles remonta jusqu’à ses poumons, lui coupant le souffle. Il se pencha, et tourna son visage, au point de se retrouver face à ses lèvres qui se mouvaient avec sensualité. Il entendit Face lui parler tout doucement, mais distinctement :
_ Si vous me dites votre prénom, alors je vous dirai le mien, qu’en pensez-vous ?
Son teint, habituellement pâle, s’était mis à rougir. Il avait du mal à rester naturel. Balbutiant, il semblait avoir oublié les leçons si durement apprises dans ses cours de maintien de même que son éloquence envers les femmes. Gêné, il regarda son conseiller, cherchant ses mots du regard avant de se représenter face à la demoiselle. Avril sourcilla, étonné par son comportement. Habituellement, le prince était de ceux à qui les femmes ne pouvaient dire non, tant son charisme le rendait irrésistible. En ouvrant la bouche, il pouvait avoir les faveurs de toutes celles qui plaisaient à son cœur ou à ses yeux. Sauf que là, la jeune femme aux traits singuliers le rendait timide et sans voix. Une facette du prince qu’il n’avait jamais vue auparavant.
Leur conversation était discrète, l’un penché sur l’autre, évoquant de loin un portrait complice entre un homme et une femme. La plupart des regards étaient posés sur eux, dont certains tentaient de découvrir quels mots prononçait la demoiselle. Mais Face, habituée aux indiscrétions de son auditoire, cachait ses lèvres roses de son éventail. Au bout de quelques minutes, seuls quelques galants essayaient encore d’accrocher les ambres verts, sans espoir réel. Plus les minutes passaient, plus le jeune couple semblait satisfait, et ne se préoccupait que de lui-même.
Frantz la fixa longuement avant de reprendre :
_ Comme je vous l’ai déjà dit, je ne puis vous donner mon nom. Il vit que sa curiosité avait été piquée, et avait même remarqué une pointe d’agacement. Il reprit, un peu plus confiant :
Si cela vous sied, vous pouvez me choisir un nom à votre convenance et je me résoudrai à le porter.
Amusé que le client endosse un rôle qui lui était normalement attribué, Face, pensif, détourna le regard. Il voulait malgré tout l’avoir, le saisir, cet homme aux grands airs. Il voulait le faire descendre de son piédestal, le laisser mijoter quelque peu puis le faire tomber d’encore plus haut que tous les autres. Face le regarda alors avec un sourire aguicheur et se lança :
_ Entendu, allons-y pour un nom commun. Il hésita un instant, l’index posé sur ses lèvres, puis reprit, gaiement. Ryo ! dit-il, ce sera Ryo, qu’en pensez-vous ?
_ Ryo ? reprit Frantz, surpris par le ton soudainement enjoué de son interlocutrice et par ce curieux nom.
_ C’est exact, ce prénom me plaît, pas vous ? Demanda Face avec une moue adorable.
Il aurait dû renoncer dès cet instant. Face comprenait tout juste qu’il était dangereux pour lui de jouer avec ce feu trop vif. Mais comme un papillon, il était irrémédiablement attiré par le bleu profond de ses yeux.
_ Tant qu’il vous convient alors il l’est tout autant pour moi. Ryo, répéta-t-il avec un sourire charmant, tirant Face de sa rêverie. C’est court et facile à retenir. Puis-je avoir le vôtre, Mademoiselle ?
La bouche de Face répondit avant même qu’il puisse penser à se retirer de la partie.
_ J’ai bien peur que pour cela, il faille que vous me suiviez à l’étage. »
Ces mots sonnèrent comme un chant au creux de l’oreille du prince. Son cœur battit plus vite, mais il tenta de ne rien laisser paraître. Il aurait l’Indomptable. Quoi qu’il se passe, quelle que soit la manigance qu’elle avait fomentée, en cet instant il envisageait déjà l’accès à son intimité. Il se redressa et se retourna vers son conseiller, laissant la jeune femme dans l’attente. A voix basse, il voulut lui demander de l’attendre, mais Avril supplia.
« Monsieur, ne vous l’ai-je pas dit ? Cela pourrait vous nuire, ne vous laissez pas avoir, de grâce !
_ Avril, je ne suis plus un enfant.
_ J’insiste, répéta le vieil homme, posant délicatement sa main sur celle du prince. Son regard était implorant, et réellement inquiet.
_ Si je ne suis pas revenu d’ici deux heures, hèle la garde, si cela peut te rassurer. Mais… reprit le jeune homme en souriant, vérifie tout de même que je n’y suis pas encore.
Vaincu, Avril baissa les armes.
_ Entendu, Monsieur, répondit l’homme, quelque peu rassuré.
_ Allons, donne-moi ma bourse, et garde de quoi te reposer. Je ne voudrais pas que mon protecteur meure de froid et de douleur sur ces fichus bancs de bois. »
En disant ces mots, il se leva et partit en direction de la jeune femme qui attendait sagement quelques pas plus loin. Lorsque Face le vit s’avancer, il sourit, offrant son plus beau visage. Frantz lui offrit son bras, et ensemble, ils montèrent à l’étage.
« Hé M’sieur, je croyais que ce n’était pas votre genre de fréquenter des …hic…catins ? »
Frantz tourna vivement son visage vers l’ivrogne qui cuvait son vin, affalé sur sa table. Le prince sentant la honte lui monter à la tête le découragea d’en dire plus d’une œillade sévère. Le bonhomme, qui avait déjà vu pire, haussa des épaules et retourna rapidement vers sa chope, maugréant dans sa barbe des propos incompréhensibles. Face sourit, feignant de n’avoir rien entendu. Ainsi, il était prétentieux au point d’avoir voulu se passer de ses services ?
Ils marchèrent en silence, soutenus par le regard de la foule. Il était fier et resplendissait comme une jeune mariée que l’on conduisait à l’autel. Il était grand, mais le prince, « Ryo », l’était encore plus, drapé dans sa cape sombre. Ensemble, ils semblaient des monarques qui enluminaient et anoblissaient les lieux.
Arrivés à la porte de la chambre, Ryo s’arrêta, et observa la belle inconnue. Face se tourna vers lui, surpris qu’il ne fasse aucun geste pour entrer. Son cœur manqua un battement quand le jeune homme franchit les quelques centimètres qui les séparaient. Il rapprocha ses lèvres de son oreille et lui dit à voix basse :
« J’attends beaucoup de vous.
Face déglutit. Il ne pouvait pas devenir la proie. Il le repoussa légèrement et baissa la tête, le visage confus. Rien ne se passait comme d’habitude. Pourquoi celui-ci ne se contentait-il pas de baver devant sa beauté et pourquoi se sentait-il obligé d’aller lui parler ? Il eut une sensation étrange au creux du ventre, incapable de dire s’il regrettait d’avoir eu la curiosité d’initier cette situation, ou s’il était heureux que cela se produise enfin. Il joua de ses longs cils, cherchant ses mots avant de répondre, d’une voix plus nerveuse qu’il ne l’aurait pensé.
_ Rassurez-vous, vous ne serez pas déçu du spectacle. »
Ses mains trouvèrent dans son dos la poignée de la porte qui lui donna la chance de se dérober du prince. Mais une fois celle-ci passée, Frantz la referma violement, mettant à l’évidence l’embarras de la belle, qui sursauta. Troublé, l’assassin en oublia de parler. Dans cette pièce, partiellement éclairée par la lune, seuls quelques rayons de lumière qui filtraient par la fenêtre leur permettaient de se distinguer. Le silence pesait, accentuant le malaise de Face, qui le sentait se rapprocher un peu plus. Les pas sourds du jeune homme s’arrêtèrent. Hypnotisé par la présence du noble, il pouvait sentir les battements de son cœur donner un tempo au silence mortuaire. Il frissonna inconsciemment lorsque sa main effleura légèrement la sienne avant de se retirer, le rappelant à l’ordre. Il continua comme il put son rôle de demoiselle galante et sophistiquée, marchant au milieu de la petite pièce et déposant ses mules sur l’immense tapis baroque qui recouvrait le sol. Il enleva son voile, puis glissa vers le meuble qui lui servait de chevet. La pièce était étroite, mais elle était richement parée d’un lit à baldaquin, ne laissant qu’un petit secrétaire en bois vernis compléter la longueur du mur. Il tenta d’allumer la bougie à moitié consommée qui y était posée, mais ne sut cacher sa nervosité qui prit soudainement le dessus, en craquant désespérément la tige de son mauvais côté. La faute au prince. Il l’épiait, le détaillait avec un calme qu’il n’avait jamais vu chez ses autres clients. Ceux qui le voyaient pour la première fois étaient timides et nerveux et attendaient qu’il fasse son numéro, contrairement aux anciens qui cherchaient à croquer un peu plus de cette pomme qu’il leur refusait. Celui-ci n’était pas sous l’emprise de l’Indomptable. Il avait paru innocent, presque prude lorsqu’ils s’étaient rencontrés, et il avait pensé qu’un jeune riche l’amuserait. Mais dès que Frantz s’était su seul sans personne pour les épier… une aura de confiance l’avait enveloppé. Il scrutait ses moindres mouvements, notamment son stress grandissant.
En silence, il se rapprocha un peu plus de la jeune femme qui n’avait toujours pas réussi à allumer le bougeoir, permettant ainsi au jeune homme de demeurer encore dans l’ombre. D’un doigté agile, il défit rapidement le corset qui se fit plus lâche, surprenant la courtisane, qui laissa par mégarde tomber son éventail sur le sol. Face se retourna, et offrit alors un magnifique sourire d’excuse à son prétendant, le stoppant net dans son élan. La lune brillait dans le ciel, ombrant une partie de son visage, que le prince observait en silence, émerveillé par sa beauté angélique. Face rassembla ses pensées, et regarda le noble droit dans les yeux.
CHAPITRE 1
A l’orée de la forêt, deux cavaliers pressaient leurs montures en direction de l’auberge située à la croisée des Trois Chemins. La lune haute dans le ciel, jaune et brillante, éclairait les sentiers boisés reculés de la route. Les embuscades y étant fréquentes, ils ne devaient en aucun cas relâcher leur attention. Au loin, les deux hommes aperçurent une auberge dont les vitres étaient jaunies par la lumière. C’était le seul point de repos visible à des kilomètres à la ronde. Ils poussèrent encore un peu leurs montures, et arrivèrent bientôt aux portes de l’établissement perdu au milieu des champs et de l’herbe en friche. Certaines auberges possédaient des filles de joie, un moyen sûr de renflouer les caisses en période creuse. Mais à Glasgowi, l'auberge "Les Trois Clos", avait bien plus qu'une simple fille de campagne, rustre et vendue contre son gré, dont la beauté avait passé aussi vite que l'hiver. C'était au contraire une ravissante jeune femme aux charmes envoûtants du nom de Face qui ne laissait personne indifférent, hommes comme femmes. A son passage, les regards curieux, convoitaient, reluquaient sans indiscrétion la demoiselle, qui avait la réputation d’être une femme farouche et exigeante. On lui attribua le surnom de « l’Indomptable » qui par une fine stratégie dont personne ne voulait parler, arrivait à se débarrasser de ses prétendants si rapidement qu’ils n’avaient pas le temps de savourer la fleur tout juste coupée.
De maîtresse implacable, Face changeait et passait au rôle de frêle et douce amante. Tantôt Marie, tantôt Emeline, elle avait pour habitude de s’accommoder des prénoms que lui conféraient les hommes en mal d’amour. Logée à l’étage, dans une petite chambre partiellement éclairée, elle accueillait les courtisans fortunés qu'elle choisissait dans la salle principale. Chaque soir, au moment où l’horloge sonnait sa neuvième heure, Face faisait son apparition en haut des escaliers tournants en bois, dont les gardes corps possédaientl’originalité d’être sculptés en forme d’aigle. Belle comme un ange, à la peau et aux traits affinés, elle avait pour habitude de parfumer ses cheveux blonds, couleur des champs de blé, les peignant toujours à la mode de cette noblesse friande de nouveautés. Apprêtée, elle descendit les marches embellies d’un chemin de tapis rouge dans une toilette à volants se mouvant dans le vent à chacun de ses gestes.
Le jaune doré de sa robe se mariait avec les dentelles blanches qui couvraient ses bras en d’amples manches et arrivaient à la lisière de ses gants de soie blancs. D’un air ingénu, son éventail en main, elle se maintenait à la rampe, croisant les regards, jouant avec sa robe à panier qui dessinait une taille fine au corps élancé, sous son manteau de taffetas jaune d’or. La coiffe haute, subtilement égayée de perles et d’une couronne de fleurs de diamant laissait retomber ses cheveux ondulés sur ses épaules. Les yeux des soupirants s’attardaient avec intérêt sur la poitrine menue, éclipsée par son bustier fantasque de billes de nacres en rangs serrés en son milieu.
À son approche, les courtisans lorgnaient avec intérêt la jeune femme et espéraient secrètement, une chute maladroite qui dévoilerait les dessous que certains n’auraient pu voir ailleurs que dans l’intimité la plus grande. Sachant les regards posés sur elle, elle cadrait, une marche après l’autre, son maintien gracile dans un équilibre parfait. La jupe légèrement relevée laissait entrevoir ses pantoufles de soie généreusement brodées aux couleurs dorées de ses rubans. Elle les observait l’un après l’autre, faisant palpiter leur cœur à chaque battement de ses longs cils noirs, qui ornaient deux yeux d’un vert profond. À hauteur de la dernière marche, elle caressait de ses doigts gantés le bois restauré depuis peu, parcourant la salle l’éventail ouvert, dont elle se servait pour camoufler son sourire narquois. L’auberge ne possédant que quatre tables communes, les plats étaient servis chauds et le vin tout juste sorti de sa cave de pierre. L’odeur du fumet et du cigare s’entremêlaient ainsi dans l’air renfermé du restaurant. Les courtisans discutaillaient, s’échangeaient des sourires et festoyaient gaiement. Mais au moment où la belle descendait les marches, leur attention était détournée vers l’Indomptable. Assis sur les bancs d’acajou, ils glissaient et se retournaient facilement en direction de l’escalier pour observer la jeune femme. Certains finissaient rapidement leurs bouillons, s’essuyant la bouche maladroitement dans une discrétion notable. Les murs peints d’un rouge ocre, et habillés de tableaux rupestres, étaient en harmonie parfaite avec la lumière tamisée des appliques en fer forgé. C’était juste suffisant pour la jeune femme qui pouvait apercevoir du haut des marches, les deux groupes rassemblés ce soir. Composés de cinq hommes au total, ils étaient venus se pavaner devant ce corps qu’elle exploitait à son avantage mais dont un seul obtiendrait les faveurs.
Elle descendit la dernière marche, et se retrouva face au bar. Elle constata avec peine l’état déplorable de deux clients qui, sachant leur échec auprès de la belle, s’étaient enivrés, abusant un peu trop du vin rouge de Cassandra, la spécialité de la maison. Quant aux autres, ils continuaient d’espérer, pariant sur leurs chances d’attirer son attention, sans même remarquer la présence de la jeune serveuse qui devait s'y reprendre à deux fois pour obtenir la somme réclamée. Face s’amusait de leurs réactions et aimait à se balader devant les hommes qui s’étaient donné la peine du déplacement. Gracieusement, elle se dirigea directement vers la première chaise haute en bois située face au comptoir et commença à observer les gestes machinaux de Zéphire. Les cheveux tirés en arrière, il portait une chemise blanche qui laissait entrevoir un torse musclé, reposant sur un ventre qui s’arrondissait au fil des ans. Il traînait derrière lui un lourd passé d’ancien combattant, que décrivaient les cicatrices qu’il tentait de dissimuler tant bien que mal. Seuls ses cheveux grisés et les rides aux coins de ses yeux trahissaient sa quarantaine. Derrière son air peu commode se cachait un père attentionné, pour Face. Il était homme de confiance, un ami sur qui compter et un travailleur méthodique et organisé. Il avait engagé Patty, une serveuse au teint blafard, presque mortuaire. Grande et filiforme, son manque d’entrain dissimulait un cœur tendre et une habilité à lancer les couteaux comme personne. Tout comme lui, elle était crainte, mais contrairement à Face, n’attirait pas les regards. C’était une jeune fille ouverte au mariage, mais qui pour l’heure, se contentait de son travail à l’auberge. Elle n’était pas la seule à être sous les bonnes grâces du patron. Le cuisinier, Victor, travaillait d’arrache-pied au point de fournir deux plats authentiques à la clientèle de passage. Grassouillet, il aimait la bonne cuisine et vivait pour sa passion. Né d’une famille aristocrate, il avait pour habitude d’observer son père qui préparait des plats sophistiqués et originaux pour le compte d’un noble de Verdatte. Il avait gardé en mémoire l’odeur et le fumet d’antan qu’il accommodait avec de nouvelles épices, lorsqu’il fut engagé par la famille Brantov. Suite aux massacres, il décida de suivre le patron dans son aventure, qui le fournissait généreusement de manière à satisfaire sa curiosité culinaire. Depuis son installation à Vroski, sa réputation avait fait de l’établissement l’adresse incontournable des aristocrates de passage à Glasgowi.
Dans ce cadre pittoresque, Zéphire devenu aubergiste, s’amusait lui aussi du jeu malicieux de Face. Il la vit descendre comme à l’accoutumée, et s’asseoir devant le comptoir, réclamant un verre de vin de Delkir, « Lucie », en référence à l’ancienne Luciana, sa région natale. Perchée sur son tabouret, tel un oiseau rare, elle était consciente des regards insistants, envieux, parfois suppliants posés sur ses hanches. Les mêmes visages se rencontraient, d'autres se faisaient nouveaux, mais ils avaient tous un point commun, Face. Tiens, se souvint-elle. Elle repéra à travers le miroir situé derrière le comptoir, Mr Foucher de la province de Sauze ; marié, deux enfants et un brin dépensier. En dépit de son haleine putride, il aurait été un parfait candidat sous ses allures d’homme mûr aux cheveux grisonnants. Et juste à côté, son alter ego, ce fameux Christophe, juvénile et insouciant. Il portait un magnifique complet bleu qui se mariait parfaitement avec la couleur de ses yeux, contrairement à son ami et larbin, Andriano, qui lui était opposé ; mal fagoté et suant au moindre effort dû à sa bedaine imposante. Horrifiée, elle masquait derrière son éventail sa mine dégoûtée à l’idée de toucher ce corps de bouc. Si ce n’était que ça, cela irait, mais leur penchant pour l'absinthe et leurs sauvageries rendaient leur compagnie fort désagréable. Le dernier souvenir de sa présence lui avait laissé un goût amer, lui qui était pourtant fin stratège et féru d’épées jumelles dont elle raffolait. C’est à croire que toute la région de Balkir s’était donné rendez-vous ici même. Auraient-ils accusé réception du décès du roi ? se dit-elle. Elle les épiait et s’amusait à jouer de son regard ambre, se délectant des rumeurs qui circulaient parfois à son encontre. Ainsi, il se disait du prince d'Armonia, qu’il avait lancé ce défi de la faire sienne à Mr de la Chausse. La belle avait résisté aux charmes et à la bourse des plus grands séducteurs. Toujours selon les rumeurs, elle n’était ni intéressée par l’argent, ni par la belle vie dorée de ses amants fortunés. Voilà un défi que le Vicomte accepta immédiatement, décidé à se confronter et prouver au prince sa démesure.
Vicomte Édouard de la Chausse, pensa Face. Depuis quelques semaines, il revenait chaque soir, et s’était même attribué une table. Elle invita finalement l'homme aux airs de conquérant à la tenue extravagante ornée de riches motifs. Avec légèreté, elle s'approcha simplement à ses côtés, et toucha de son index son épaule, signe qu’il était l'heureux chanceux de la soirée. De son mètre soixante-douze, il était un homme gringalet mais fort plaisant, le visage rendu enfantin à l’idée de passer ce pas de porte donnant sur la pièce aux motifs fleuris. Elle l’invita à entrer dans ce lieu interdit respirant la féminité et décoré subtilement. Cette chambre lui ressemblait bien, simple mais aux détails sophistiqués. Il passa sa main droite dans ses cheveux bruns, arrangeant les quelques mèches rebelles qui remontaient vers le haut. Baissant légèrement le regard elle se retourna et pointa son torse de son éventail aux dessins baroques pour en utiliser les montures, et caresser son entrejambe…Puis, elle plongea son regard dans ses yeux de miel, ses doigts fins, glissants, effleurant avec légèreté sa chemise. D’un geste vif, il la prit par les hanches et rapprocha son corps léger vers le sien. Bien que petit, sa poigne était forte et remplie d’assurance. Elle appréciait le naturel enjôleur du Vicomte, qu'elle ne voyait que peu, même chez les nobles. Il la désirait ardemment, mais se gardait d'être brusque, pour mériter au moins un baiser de sa compagne et lécher ce corps dont il avait tant de fois entendu conter les louanges. Empressé, il était resté des heures dans la taverne. Il avait accroché le regard vert dans l'espoir qu'elle vienne à lui. Il y avait tant pensé, à ce qu'il ferait, ce qu'il dirait. Son corps était en feu depuis longtemps, mais il savait qu'il devait faire attention à ne pas froisser la belle. Il savait que personne ne l'avait eue tout entière. Il savait. Mais quelque part, il voulait être le premier à retirer cette robe de satin aux couleurs d’été, et caresser ce fessier qu’il imaginait de velours et bien en chair. Lui, ou aucun autre.
Il plongea sa tête dans le cou de cygne que lui présentait Face, respirant son parfum léger et fruité, tandis que ses mains caressaient son dos cambré, dessinant des arabesques aériennes.
« Geneviève, mon amour...
Face cligna des yeux, le visage collé à son cou. Geneviève il l’appelait, Geneviève elle serait. Une femme riche, mariée, une maîtresse impitoyable mais amoureuse, une dame de la Cour qui hésitait encore à passer le cap de l'adultère. En moins de quelques secondes elle entrait dans son rôle, et sourit tendrement au noble en se détachant légèrement de lui.
_ Je vous ai tant attendu, soupira-t-elle. Elle le sentit frissonner.
_ Combien de nuits blanches ai-je perdues à penser à vous, à souhaiter sentir la douceur de vos lèvres collées aux miennes, dit-il en se détachant doucement de la jeune femme. Il sourit tendrement, la faisant changer d’avis sensiblement sur sa personne. Il rapprocha son visage, mais Face se déroba au dernier moment, lui offrant l’angle de sa nuque sans défauts.
_ Geneviève, je t’en prie…
Elle se retourna face à cet homme qui la maintenait fortement par la taille. Ne pouvant se libérer, elle le supplia.
_ Pardonnez-moi. Je ne sais ce que je fais. Comprenez-moi. Je vous en prie, Vicomte...
Sa voix était douce, apeurée. Elle ressemblait à un oiseau blessé qui suppliait qu'on l'achève. Edouard parut satisfait, desserra son étreinte permettant ainsi à la belle de s’échapper de quelques pas.
_ Bien. Je ne saurais rien vous refuser, ma mie. Prenons le temps qu'il vous faudra. Oserais-je vous demander de satisfaire ne serait-ce que votre propre envie ?
_ Vicomte, répondit simplement la demoiselle en rougissant.
_ Nous sommes seuls. Ne vous embarrassez point de détails, Geneviève.
_ Soit.
Alors qu'elle restait silencieuse, il lui sourit, jouant de ses doigts avec le tissu, s’agaçant de ne pouvoir trouver la faille qui la ferait céder. Son engouement le fit s’avancer, mais il trébucha et tomba sur les pieds de sa compagne. Honteux, il se mortifia intérieurement de sa maladresse mais déterminé, il se releva prestement, lui prit la main et la combla de baisers.
_ Voyons Vicomte, calmez-vous où je ne saurais me contenir plus longtemps. Elle soupira une fois de plus. Vicomte !...
_ Me calmer ? Que nenni ! Cria-t-il, en posant sa tête sur son bustier. Votre giron n’égale pas votre chute de reins, Geneviève, mais votre grâce, sinon le rose que votre joue arbore, me font perdre l’esprit.
Le cœur de Geneviève s’accéléra. Il était téméraire, bien plus qu’à l’accoutumée, mais elle relevait l’insulte. Elle accrocha son regard, sachant qu’elle parviendrait sans problème à lui faire oublier ces formes qui lui faisaient défaut. Le courtisan s’extasiant, écarta légèrement la belle vers l’arrière afin de contempler son sourire tendre, presque timide. Il jubila intérieurement. Geneviève était à lui. Timide au départ, la voilà qui devenait changeante, s’approchant de lui et faisant le premier pas. Peut-être que ce soir… peut-être serait-elle prête à se donner à lui, enfin ?
Le regard de Geneviève s’attardait sur son cou. Elle semblait en transe au moment où ses yeux se posaient sur les courbes de son visage. Le noble laissa glisser sa main le long de sa taille de guêpe, plus bas qu’il ne s’était jamais autorisé à aller. Heureux et charmé, il respirait à peine sous le regard insistant de son amante tandis que ses mains pressaient de plus en plus fort son fessier rond et ferme.
_ Oh Ciel ! Quelle poigne, Vicomte ! Elle rapprocha alors sa tête blonde vers le torse étroit d’Edouard. Comment ai-je pu vivre sans vous ? La bouche tout contre son cou, elle susurra d’une voix presque inaudible : « Prenez-moi dans vos bras Vicomte, que je sente votre peau contre la mienne, que je m’enivre de votre parfum. »
Les mains du noble se joignirent autour de ses hanches avant qu’il ne se meuve sur sa droite, heurtant une seconde fois les orteils de la jeune femme, qui poussa un léger cri de douleur. Mais le Vicomte le confondit à une invitation ouverte et peu subtile de la part de la demoiselle. Il s’enhardit et s’exprima de nouveaux à voix basse :
_ Je n’ai qu’une hâte, c’est de pouvoir te prendre, t’enlacer et réchauffer nos deux corps dans ce lit.
_ Tant d’ardeur, tant de passion dans vos actes ! Dit-elle insistant sur ces mots pour lui faire remarquer la faute. Je ne saurais me retenir plus longtemps ! Elle se mordit les lèvres, feignant de lui faire la cour, jouant de son regard et soupirant d’une voix sensuelle.
Rapprochant sa bouche de la base de son cou, il la mordit, s’imprégnant en même temps de son parfum de prune. Elle grimaça, pestant contre ce rustre si peu doué de ses gestes, avant de simuler un plaisir dans ses gémissements de douleur.
D’un ton grave, le noble s’attendrit.
_ Ô ! Tu es si belle, tu n’es pas comme les autres, celles qui se donnent pour un sou, mais toi... toi tu te gardes. Dis-moi que c'est pour moi et moi seul, Geneviève...
Sa voix tremblait, son argument devenait supplique. Elle était prête à céder, la belle s’émoustillait à son toucher, croyait-il. Le visage devenu sérieux d’un seul coup, il la prit d’une main et la bloqua contre un des montants du lit. L’angle du bois s’enfonça alors dans sa chair provoquant une sensation désagréable à Face qui n’en pouvait plus. Deux écrasements d’orteils et une douleur au dos ; la maladresse du noble avait sérieusement rongé sa patience. Elle chercha un moyen de se dérober, mais l’amant s’appuyait contre sa joue. Il lui saisit la jambe, la remonta avant de caresser ses cuisses délicates. Il l’enlaça un peu plus de peur qu’elle ne s’échappe et fit glisser ses lèvres, cherchant à lui voler un baiser. Mais la jeune femme se faisait encore désirer.
Le Vicomte s’acharnait, multipliant ses gestes dans un regain d’effort. Face qui eut pitié de ses actes désespérés, lui prit la main et la posa contre ses hanches, l’incitant ainsi à s’aventurer un peu plus loin dans sa tentative de séduction. Sans attendre, il l’emmena vers le lit et la fit s’allonger sur le ventre, sans aucune douceur, obnubilé par ce qu’il ferait ensuite. Sa main cramponna les dentelles de la robe, immobilisant Face qui, surprise, se retrouva dans une situation des plus délicates. Impatient, il frotta son bassin sans même prendre le temps de se déshabiller, pressant ses hanches contre son arrière-train. Il se mouvait rapidement, persuadé que les minutes lui étaient comptées. Excité, il soupira une fois de plus. Face simula des gémissements de contentement sans grande conviction.
_ Dis-moi des mots d’amour, dis-moi que tu es prête à aimer un homme tel que moi ! Dis-le moi Geneviève !
Elle se retourna tant bien que mal, se débattant avec peine pour se libérer de son emprise.
_ Vicomte, mon Vicomte minauda-t-elle, je vous en conjure, laissez-moi faire et je vous promets que vous ne serez point déçu !
Il relâcha son étreinte et la libéra ainsi de ses bras. Il s’en est fallu de peu, pensa-t-elle soulagée. Ayant repris le contrôle de la situation, elle se leva du lit, mais le noble fit de même, saisissant sa main, et l’attirant à nouveau dans ses bras. Elle porta alors son index sur ses lèvres pulpeuses qu’elle caressa avec douceur, fixant ses traits virils. Elle déposa, les yeux fermés, un doux baiser sur l’une d’entre elles, comme une éternelle récompense à sa galanterie. Mais connaissant le gaillard, elle décida de le faire languir encore un peu.
_ Je suis flattée de toutes ces paroles mais sache que pour avoir cette chance, tu devras d’abord allonger quelques pécules de ta bourse qui semble bien pleine. Après quoi J‘accèderai à ton souhait le plus cher de m’avoir dans tes bras, dit-elle de son sourire commissural.
_ Je te donnerai s’il le faut mon âme, ne serait-ce que pour entrevoir ce que beaucoup d’hommes rêveraient d’avoir.
D’un ton moqueur, elle lui répondit d’une voix hautaine :
_ Le ciel n’y serait pas suffisant ! Elle lui offrit un sourire tendre, en parfaite contradiction avec ses dires.
Le visage sérieux, il sortit alors de sa poche intérieure un écrin en velours noir, qu’il déposa dans le creux de sa main gauche. Il ouvrit et Face vit une magnifique bague sertie d’émeraudes, assorties à la couleur de ses yeux. Elles étaient incrustées dans des alvéoles d’argent formant un parfait hexagone. La bague brillait de mille éclats. Quel beau cadeau pour la belle, qui appréciait particulièrement ces petites attentions qui n’influençaient ses décisions en aucune manière.
_ Voici, qui te prouve ma sincérité et ma dévotion à la Belle Indomptable. Se rapprochant de son oreille, il réitéra sa demande : Donne-toi à moi Geneviève !
Jubilant devant tant de splendeurs, elle présenta sa main que le Vicomte orna. Ce bijou lui avait demandé de nombreux sacrifices, mais cela en valait la peine. Elle le contempla sous tous les angles, jouant avec la lumière de la bougie. Satisfaite, elle apposa sa main sur sa poitrine, l’invitant à s’asseoir sur le lit molletonné recouvert d’un linge de coton blanc et fleuri de bleu.
Détachant le corset de sa robe, elle se mit à le dévisager de haut.
_ Comme convenu Vicomte, j’exaucerai votre vœu. »
Encouragée par son prétendant, Face débuta un déhanché langoureux et laissa tomber son manteau sur le sol. Elle leva une cuisse, laissant entrevoir sa chair, sans trop en montrer, et posa son pied sur son entrejambe, l’effleurant à peine. Sans arrêter de se mouvoir, elle passait et repassait la pointe de sa mule sur le velours épais du pantalon qui se tendait. Quand il fut à point, elle enleva son pied, et retira ses gants, dévoilant des doigts longs et agiles. Le souffle erratique, il semblait fou. Edouard se leva et se jeta alors sur le corps de la jeune femme qui poussa un petit cri. Il dévora sa gorge de baisers, et remonta jusqu’à son oreille pour la lécher et en mordiller le lobe. Face le repoussa gentiment vers l’arrière le faisant tomber sur le lit à baldaquin. Souriante, elle défit ses rubans de bustier rendant le Vicomte perplexe et aux abois. Elle se retourna, fit virevolter les tissus et finit par s’asseoir délicatement sur les cuisses de son amant. Les mains de la jeune femme entouraient alors son cou, le laissant ainsi libre de ses choix. Sans demander son reste, il remonta le tissu gênant, caressant inlassablement les bas de gaze fin plaqués à sa peau. Sentant qu’il allait toucher au but, elle se leva et dansa à nouveau pour le Vicomte, faisant tournoyer ses jupons longs brodés, dans une cadence parfaite, digne des jeunes filles de l’île de Sire. S’arrêtant face à lui, elle leva délicatement son pied dans un mouvement souple jusqu’à son épaule, incitant le noble à retirer les bas blancs qui dévoilèrent des jambes fuselées et longues à souhait. Fixant la jeune femme, il admirait avec délectation les courbes parfaites de son corps, que ses mains touchaient à peine. Il souriait de manière incontrôlée, et se réjouissait de cette belle affaire. Face, le sachant conquis, fit tomber ses dessous en dentelle sur le sol puis se retourna vers son amant d’un jour, dont les yeux s’écarquillèrent au fur et à mesure qu’elle s’avançait. Son sourire si fade se transforma en étonnement puis en rictus de dégoût.
« Ma mie ! Il en avait oublié Geneviève…mais tu es… Tu mériterais le fouet ! Il se leva en colère, et la fusilla du regard.
Elle s’esclaffa à la vue de la couleur changeante de son visage, devenu rouge vermeil. Elle ricana de ses propos qui lui parurent louange au vu de la mesquinerie.
_ Mon Dieu ! Aurais-je oublié de te le préciser, c’est vraiment fâcheux de ma part ! Dit-elle en souriant sournoisement. Remontant son panier elle continua légèrement. Tu peux partir, si tu le souhaites.
_ Vipère ! J’aurais dû me méfier. Vierge toi ? Je parie que ton cul fait la joie de la noblesse du coin. De ton patron, peut-être ? Tu as ta place à la Cour, c’est vrai, mais dans le lit des galants ! Déçu, il soupira, regrettant les efforts dont il avait fait preuve pour la conquérir. Quel dommage, tu es d’une beauté époustouflante. La beauté d’une belle pomme pourrie par un ver.
_ Je me demande ce qu’en penserait ta chère et future, la Marquise De Vénisis…
_ Comment es-tu au courant de pareilles choses ? Dit-il avec étonnement. Son regard s’était agrandi, il semblait sur le point d’étrangler Face.
_ Oh, tu le sais bien, les gens racontent, par-ci, par-là… Les rumeurs vont bon train. De nombreux récits de voyageurs tapissent encore notre porte. Mais surtout… N’oublie pas qui je suis, Vicomte. Tu n’es ni le premier, ni le plus riche. As-tu bien regardé ceux qui m’attendent en bas ? As-tu vu leurs titres ?
Face se mit à rire tant et si bien qu’une larme coula, traçant une ligne claire sur son maquillage.
_ Prude et sage comme une traînée… murmura-t-il. Prends ma bourse tout entière s’il le faut mais prends garde à ce que ta langue ne fourche pas sinon tu auras de mes nouvelles. Et tous sauront ce que tu es, je t’en fais la promesse, termina-t-il en passant devant Face.
_ Ce fut un plaisir et encore merci mon bon seigneur ! Ha ! Ha ! Ha ! »
Elle n’en pouvait plus, s’accrochant à la chaise, se retenant de tomber. Le Vicomte s’en alla aigri, et partit à la hâte, honteux.
Il va sans dire que le pauvre noble, s’il avait connu le personnage par ouï-dire, n’aurait rien tenté. Le blasphème qu’il avait vu pendre, avait tout d’abord été refusé par son esprit. Après deux secondes à le regarder, il avait dû accepter que l’engin était accroché à sa douce et belle Geneviève. Ou plutôt Jean, devrait-il sans doute le nommer à présent. Lui, comme aucun autre ne savait qui était réellement Face. Un prince héritier qui avait échappé de justesse à la mort. Entraîné à l’art de l’assassinat, qu’il maîtrisait aujourd’hui à la perfection, il s’amusait aujourd’hui à se jouer de la haute noblesse de la région, par pur ennui. Il entendit la porte se fermer violemment, laissant Face savourer sa ruse. Fier de sa combine, celui-ci se dirigea vers la coiffeuse et se repoudra le nez retirant ainsi toute trace de son presque amant désabusé, se demandant s’il descendrait encore ce soir. Pour qui ? Pensa-t-il.
Au rez-de-chaussée, deux hommes parés de capes de laine lourdes venaient d’entrer dans l’auberge, transis de froid et de fatigue. Un homme, grand et mince, l’air visiblement fâché, leur coupa la route, les bousculant quelque peu avant de fuir vers les écuries. Ils avancèrent au milieu du brouhaha qui se calmait, et prirent place vers une table au loin des regards. Ils ne notèrent pas la surveillance de Zéphire, qui, habitué au va-et-vient, observait du coin de l’œil les deux cavaliers. Debout derrière son comptoir, son allure sombre et effrayante dissuadait bon nombre de ceux qui voulaient manger à l’œil. Il veillait aussi à la sécurité des nobles de passage gardant à bonne distance les sacs à vin des modérés. Dans ce joyeux tumulte, le larron d’un autre groupe voulut se joindre à eux pour un brin de causette mais, voyant l’aura sinistre se dégager des deux hommes, il fit marche arrière et préféra distraire ses compagnons de fortune.
Tout en chuchotant , Avril exprima son mécontentement :
« Votre Altesse, êtes-vous sûr que nous passerons inaperçus dans cette taverne ? Je vous signale que ce sont vos concitoyens !
_ Raison de plus pour que nous gardions nos capuches. Ravi de son déguisement, il lui fit un large sourire. Seul Avril pouvait apercevoir ses yeux bleus cristallins et ses cheveux mi-longs, dissimulés sous l’épaisse capuche de laine noire. Détends-toi, personne ne peut nous reconnaître, alors amuse-toi ! Et appelle-moi par mon prénom, veux-tu ?
A ce même moment, une serveuse d’une extrême minceur et d’un air aigri, vint et leur apporta deux godets de bière. Visiblement, la coutume voulait qu’on commence par une boisson maltée avant toute chose. Elle sourit avant de partir aussi rapidement qu’elle était venue, mémorisant dans un coin de son esprit l’addition de ces nouveaux clients.
_ Eh ! Vous là-bas !
Surpris, ils se retournèrent en direction de la voix en question,
_ Oui vous, vous z’êtes pas d’ici, hein ?
Un petit inquisiteur se trouvait juste à côté de leur table et avait certainement bu bien plus de vin qu’il n’en fallait pour le restant de la soirée. Mal habillé, quelque peu rond, il était solidement vissé sur le banc et s’accrochait à la table comme si sa vie en dépendait.
_ Z’êtes pas du coin, hein ? Répéta-t-il, souriant largement, découvrant des dents sales.
_ Oui, c’est exact, nous sommes de passage dans cette contrée, répondit Avril d’une voix pincée. La route a été longue alors une auberge ouverte à cette heure, c’est un don du ciel.
_ N’est-ce pas hein !! Eh patron ! Vous entendez ? Vous venez du ciel qu’il dit !! Ha ! Ha ! Ce qu’il est coquin ! Ha, ha ! Hic, Ha !
L’aubergiste haussa les épaules, et retourna à ses verres. Embarrassés, les deux étrangers essayèrent de se faire oublier.
_ Vous ne connaissez pas la meilleure ? L’haleine alcoolisée de l’homme les frappait au visage.
_ Non mais je suis sûr que ça vous titille le palais ! remarqua le prince d’une voix lasse.
_ Ici vit une donzelle, Wouaaa ! Une fleur, Houu ! Je ne vous raconte pas !! Hic !
Visiblement, il n’était pas méchant. Tout juste simplet, jugea Frantz.
_ Vous voulez sans doute parler de catins ? Désolé mais je ne suis point intéressé, merci quand même, soupira-t-il avant de retourner à son godet.
Ennuyé, le prince tenta d’esquiver le gêneur. Mais l’homme, rongeant son frein, se retourna quelques secondes plus tard, le fixa de ses petits yeux rougis. Bourru, il lança.
_ Vous êtes une canaille, vous le savez, ça ?
Choqué, Frantz fit volte-face et dévisagea son interlocuteur,
_ Non je ne le savais pas, répondit-il outré, oubliant qu’il était censé être ici incognito. Et c’est d’ailleurs la première fois qu’on me traite ainsi !
_ Hahaha !! Elle est d’une beauté, Wouuaaa !! S’exclama l’inquisiteur, sans se soucier de ses propres paroles.
_ Je le sais, vous venez tout juste de me le dire ! Écoutez maraud, dit-il exaspéré, je ne suis pas ici pour ce type d’affaires, et je ne mange pas ce genre de choine, donc épargnez-moi vos commentaires à l’avenir !
_ Hein ?
_ Je dis épargnez-moi vos élucubrations à l’avenir ! S’efforça-t-il de répéter.
_ Mes quoi ? Mes eluc, elucub. …, je ne suis pas fou et tout le monde vous le dira qu’elle est ravissante la biquette, comme une fleur des champs.
_ Vous me voyez ravi de l’apprendre !
_ Et vous z’avez quoi ?
_ Non et je ne tiens pas à le savoir ! Dit-il rageusement.
_ Maj… Frantz se força à dire Avril, qui se racla la gorge pour se donner le ton, je pense que l’on devrait laisser parler cet ivrogne et ne plus faire cas de ses divagations. Ce n’est qu’une perte de temps jeté aux démons.
_ Je sais mais que veux-tu que je fasse ? Il risque de venir à notre table sinon.
_ Eh ! Vous z’avez quoi ?
_ Non ! Coupa le blond exaspéré.
_ Ben vous z’avez tord, car d’après les rumeurs aucun homme n’a pu la forniquer la brindille ! Mouaip !
Un silence s’installa, durant lequel Frantz dévisageait l’homme. La catin ne l’intéressait pas. Ce qu’il disait était certainement une rumeur. Elle devait faire taire le secret après l’acte. Mais rares étaient les femmes que l’on payait qui se donnaient le luxe d’une telle réputation. Surtout que ce côté de la chose ne comptait pas vraiment pour la clientèle. Qu’elle soit très souple, éventuellement, se dit le prince en se remémorant les louanges qu’on lui avait faites des danseuses de grand chemin. Mais une virginité constante… Cela l’intriguait.
_ Quelle diablerie me contez-vous là ? S’étonna-t-il, en se moquant du personnage, si cette femme est fille de joie, il est tout à fait normal qu’elle fornique avec les hommes qui la désirent, le contraire serait étonnant.
_ Ben c’est bien pour ça qu’on l’appelle l’Indomptable pardi !
Le visage renfrogné, il se resservit un autre verre, s’essuya la bouche et finit par dire :
_ Moi en tout cas j’aurais bien aimé la courtiser la mignonne mais c’est impossible ! Ruiné comme pas deux, je ne pourrai jamais espérer toucher la donzelle, hic !
Elle les roulait ? Mais avec quoi ? Se demanda le noble.
_ Vous n’aurez qu’à ramasser vos trois sous de vin pour aller la voir une prochaine fois, répondit Frantz, sarcastique.
_ Impossible !!! Impo… burg… ssible ! On ne la choisit pas, c’est-elle qui nous choisit, éructa l’ivrogne sans relever l’insulte.
_ Je n’ai jamais entendu pareille chose, termina le prince avec dédain.
_ Tiens ! En parlant du loup !… »
Il désigna le palier du premier étage qui donnait vers les chambres de l’auberge. Les quatre hommes de la taverne qui étaient restés au salon admirèrent la descente gracieuse de la jeune femme. Tous avaient ri au passage de Mr De La Chausse, qui avait passé la porte quelques minutes plus tôt. Lui qui était si sûr de lui, était reparti aussi vite, se retenant tant bien que mal de courir et fuir les moqueries de ceux qui avaient parié sur sa défaite.
« Ah ! Je crois que vous aviez tort cette fois. Cette outre pleine avait dit juste, elle est vraiment époustouflante. Ainsi donc elle choisirait son client ? Voyons voir cela, dit Avril, étonnamment guindé.
_ Et pourquoi pas moi ?
Le conseiller faillit recracher son godet de bière. Le prince semblait subjugué par la ravissante jeune femme qui se présentait dans une toilette de luxe, et que la coiffe perlée mettait en valeur. Elle avait le visage long, affiné, la rendant à part et la distinguant de toutes les autres femmes qu’il avait pu connaître. Et elle serait vierge ? En tous les cas, elle n’avait rien d’une ribaude qui se laissait retourner pour deux sous. Frantz comprenait à présent pourquoi les hommes se soulaient à l’attendre, et pourquoi elle était seule et bénéficiait d’une telle entrée en scène. La curiosité, et le goût du défi s’éveillèrent en lui.
_ Vous plaisantez j’espère ? Demanda Avril en le coupant dans ses pensées. Vous ne pouvez en aucun cas vous souiller de la sorte avec une débauchée, qui sais-je !
_ N’as-tu pas entendu notre ami ? Elle est vierge et donc je serais son premier ! Après tout je suis le prince de ce royaume, pardi ! Ne puis-je donc faire comme bon me semble ?
_ Vous êtes devenu fou ma parole ? D’après vous, pourquoi est-elle vierge ? Peut-être est-elle atteinte d’un mal honteux ! Peut-être que des gardes attendent dans sa chambre pour dépouiller les clients !
_ Avril, répondit le prince d’un ton qui n’acceptait pas de réplique, je la veux.
_ Je prie les dieux pour que votre mère n’entende pas une telle rumeur. Une qui dirait que son unique fils et héritier fricote avec une donzelle.
_ Si cette rumeur lui parvenait, elle serait de toi, car tu es le seul au courant de cela. Ne t’en fais pas pour moi, je suis un grand garçon. Je tiens à connaître le secret de cette demoiselle, et si dépouillage il y a, il me suffira d’apprêter ensuite quelques gardes pour revenir faire une visite à cette intriguante. Ah, la voilà. »
Face observa le salon depuis les marches et se mit à soupirer. Il ne s’attendait pas à trouver grand-chose parmi ces ivrognes. « Le peu que je puisse faire est d’aller m’asseoir. Ils n’auront qu’à profiter du spectacle, » murmura-t-il.
« Allons Face, pourquoi fais-tu cette tête ?
_ Je ne fais pas la tête, répondit Face d’un ton qui insinuait l’inverse.
_ Encore un qui s’est enfui la queue entre les jambes.
_ Tous des imbéciles ! Sers moi un verre que je me saoule un peu !
_ Déjà ? Et ton petit boulot alors ? Que diraient les gentilshommes si, en s’approchant de la belle Indomptable, ils reniflaient une haleine de chacal ?!
_ Je m’ennuie, Zéphire.
_ Je ne dirais pas ça si j’étais toi !
_ Pourquoi ? Y aurait-il par miracle un servant paladin qui me ferait oublier les mains moites de son prédécesseur ? Hum, nan !
_ On dit souvent que les plus mystérieux sont les plus dangereux. »
Scrutant d’un œil le miroir derrière le comptoir, elle s’aperçut effectivement que deux nouveaux clients s’étaient installés à la table du fond. L’un avait l’air sûr de lui, son port était droit et sa carrure en imposait plus que celle de son acolyte, plus effacé. Pour le reste, la cape austère camouflait les parures.
Curieux de nature, Face scruta les moindres détails avant d’aborder les nouveaux arrivants. Impossible de distinguer leurs armoiries avec ce manteau, à croire qu’ils ne veulent pas être identifiés, se dit-il. Par contre, d’après ses bottes et ce pantalon blanc de soie, il doit venir de l’aristocratie. Mais d’où ? Se demanda-t-il.
« Tu as raison. Je vais de ce pas vérifier cette information de plus près. Mais je ne m’attends pas à grand-chose, dit-il sur un ton désabusé »
Le prince, quant à lui, observait la belle. Elle est vraiment désirable, se dit-il. Plus je la regarde et plus j’ai envie de la connaître, mais je ne peux me présenter de la sorte. Je me sens vraiment désavantagé sous ce manteau. Allez, retourne-toi, regarde-moi ! Son cœur battait la chamade et il transpirait, alors qu’il ne faisait pas très chaud dans l’auberge. Il ne se souciait même plus d’Avril, tant la vision l’obnubilait. Son corps tout entier la réclamait.
« Avril ! Chuchota-t-il
_ Oui ?
_ Mon cœur flanche !
_ Souhaitez-vous un médecin ?
_ Cette femme… Je la veux.
_ Dans votre, lit, vous voulez dire ?
_ Non, Avril, répondit Frantz, le regard lointain. Cette femme n’est pas un objet que je veux jeter ensuite. Je la veux pour moi. Maintenant.
_ Monsieur, je doute qu’une catin…
_ Avril, répondit le prince d’une voix dont il n’usait que lorsqu’il donnait des ordres stricts. C’est elle. Mon cœur le sent.
Le conseiller haussa un sourcil devant la naïveté du jeune adolescent. Vraiment ? Pour une fille à deux sous ? Bon. Il devait avouer qu’elle était belle. Peut-être s’en lassera-t-il une fois qu’il aura obtenu ce qu’il veut. La jeunesse lui donne trop de fougue, se dit-il en soupirant.
_ Bien, répondit le conseiller, d’une voix résolue. J’irai lui parler pour vous.
_ Je suis amoureux… soupira-t-il avec un sourire béat.
_ Vous me mettez dans l’embarras, mais vous savez que je ne discuterai pas un ordre, alors … Il allait se lever lorsque Frantz posa la main sur son bras, alerte.
_ Attends, ne bouge pas !
_ Pardon ?
_ Elle s’approche de nous, chuchota Frantz, presque paniqué ! Avril, il ne faut surtout pas qu’elle sache qui je suis.
_ Je croyais que vous la vouliez pour concubine ? Taquina Avril avec un léger sourire.
_ Non, justement, je souhaite qu’elle m’aime pour moi et non pour ma couronne !
Le vieil homme se força à ne pas rire face à l’innocence de son futur souverain. Si jeune et s’embarrassant déjà de telles futilités.
_ Bien votre Majesté, murmura-t-il, pompeux, certain de ne pas se faire entendre,
Frantz rougit légèrement et ne releva pas la pique.
_ Je suis nerveux, voilà tout.
_ C’est compréhensible, le rassura son conseiller. Moi-même je me serais laissé tenter, si j’avais eu vingt ans de moins.
Le prince fronça les sourcils et se fit hautain. Avril se retournant avec un sourire rêveur, s’aperçut du danger de ses propos, et enchaîna immédiatement, badin.
_ Je veux dire...hum…dans une autre vie bien sûr, se reprit-il sans en penser un mot.
Face avait entamé une démarche féline, jouant avec son éventail comme d’un instrument de musique. Elle jeta des coups d’œil à droite puis à gauche faisant mine de chercher un quelconque intérêt aux clients désespérés. Les courtisans se tenaient fièrement, chacun tentant de mettre en valeur ses atouts, de leur barbe bien peignée aux bijoux qu’ils laissaient briller sur la table à son approche. Chacun avait l’espoir qu’elle les choisisse, estimant qu’il avait suffisamment attendu. Mais Face souhaitait satisfaire sa curiosité, et n’avait que faire de ceux qu’il avait déjà vus, dont il connaissait déjà les secrets, et le potentiel pécuniaire. Un nouveau défi était entré. Il espérait que cet inconnu puisse briser son quotidien devenu fade et parer un tantinet à son ennui croissant. Il se dirigea alors lentement vers la table des cavaliers.
« Bonsoir, Messieurs…
Sa voix est de velours, elle est si différente, se dit Frantz. Douce et éraillée à la fois, un peu nasillarde sans être désagréable à l’oreille, absolument unique. Avril pencha légèrement la tête laissant ainsi son prince dominer la conversation.
_ Bonsoir, belle apparition. Voilà une robe de très belle facture, et qui s’accorde parfaitement avec le racé de vos traits, si je puis me permettre. Aurais-je été le seul à le remarquer ?
_ C’est vrai, j’en suis heureuse. Effectivement, vous n’êtes pas le seul, mais je vous remercie, cela me va droit au cœur. »
Il pensa qu’il était encore tombé sur un poète en mal d’amour qui usait ses mots pour amadouer la petite noblesse féminine. Face avait l’habitude et comptait jouer un peu.
Tout en s’installant près du jeune homme, il avança le bras pour le baisemain de courtoisie. Contrairement à la coutume, le prince le prit délicatement et l’embrassa tendrement, son regard rivé dans celui de la « demoiselle ». Étrangement gêné, Face se cacha promptement derrière son éventail.
« De passage dans la région ? demanda-t-il pour qu’il détourne enfin ses yeux trop bleus. Sous sa capuche, il devinait des cheveux blonds, un peu désordonnés, mais sans aucun doute très soyeux. Il prenait grand soin de sa personne, si on se référait à sa peau sans défauts, et à ses lèvres, pas même gercées alors que dehors il faisait si froid. Sa voix, douce, pas encore travaillée par le temps, reprit, détournant Face de son inspection :
_ Oui, mais je suis heureux de m’être arrêté à cet auberge, sans cela, je n’aurais jamais pu vous rencontrer. Les Dieux m’auraient guidé, ne croyez-vous pas ?
Mais pour qui se prenait-il celui-là, pensa-t-il, intrigué, plus qu’agacé par ce beau parleur. Très bien, tu veux jouer à ce jeu, alors jouons, et voyons qui de nous deux sera en reste.
_ Puis-je connaître votre nom ? susurra Face.
_ Navré, répondit Frantz sur le même ton, mais je ne puis vous le dire…
Rien. On ne refusait rien à la grande Face. Il avait envie de partir quelques secondes plus tôt, mais maintenant, il voulait savoir. Il se rapprocha, confident.
_ Quelle en est la raison ? Êtes-vous en mission secrète ou quelque chose de ce genre ? dit-t-il en minaudant.
_ On peut le dire, oui, répondit le prince, quelque peu gêné. De près, elle était non seulement belle, mais elle dégageait une fragrance entêtante.
_ Bien, approchez. Un peu plus près, voyons !
Son cœur tambourinait dans sa poitrine, prêt à exploser. Sa chemise collait à sa peau, et il sentait son front se couvrir d’une fine couche de sueur. Une chaleur intense partie de ses entrailles remonta jusqu’à ses poumons, lui coupant le souffle. Il se pencha, et tourna son visage, au point de se retrouver face à ses lèvres qui se mouvaient avec sensualité. Il entendit Face lui parler tout doucement, mais distinctement :
_ Si vous me dites votre prénom, alors je vous dirai le mien, qu’en pensez-vous ?
Son teint, habituellement pâle, s’était mis à rougir. Il avait du mal à rester naturel. Balbutiant, il semblait avoir oublié les leçons si durement apprises dans ses cours de maintien de même que son éloquence envers les femmes. Gêné, il regarda son conseiller, cherchant ses mots du regard avant de se représenter face à la demoiselle. Avril sourcilla, étonné par son comportement. Habituellement, le prince était de ceux à qui les femmes ne pouvaient dire non, tant son charisme le rendait irrésistible. En ouvrant la bouche, il pouvait avoir les faveurs de toutes celles qui plaisaient à son cœur ou à ses yeux. Sauf que là, la jeune femme aux traits singuliers le rendait timide et sans voix. Une facette du prince qu’il n’avait jamais vue auparavant.
Leur conversation était discrète, l’un penché sur l’autre, évoquant de loin un portrait complice entre un homme et une femme. La plupart des regards étaient posés sur eux, dont certains tentaient de découvrir quels mots prononçait la demoiselle. Mais Face, habituée aux indiscrétions de son auditoire, cachait ses lèvres roses de son éventail. Au bout de quelques minutes, seuls quelques galants essayaient encore d’accrocher les ambres verts, sans espoir réel. Plus les minutes passaient, plus le jeune couple semblait satisfait, et ne se préoccupait que de lui-même.
Frantz la fixa longuement avant de reprendre :
_ Comme je vous l’ai déjà dit, je ne puis vous donner mon nom. Il vit que sa curiosité avait été piquée, et avait même remarqué une pointe d’agacement. Il reprit, un peu plus confiant :
Si cela vous sied, vous pouvez me choisir un nom à votre convenance et je me résoudrai à le porter.
Amusé que le client endosse un rôle qui lui était normalement attribué, Face, pensif, détourna le regard. Il voulait malgré tout l’avoir, le saisir, cet homme aux grands airs. Il voulait le faire descendre de son piédestal, le laisser mijoter quelque peu puis le faire tomber d’encore plus haut que tous les autres. Face le regarda alors avec un sourire aguicheur et se lança :
_ Entendu, allons-y pour un nom commun. Il hésita un instant, l’index posé sur ses lèvres, puis reprit, gaiement. Ryo ! dit-il, ce sera Ryo, qu’en pensez-vous ?
_ Ryo ? reprit Frantz, surpris par le ton soudainement enjoué de son interlocutrice et par ce curieux nom.
_ C’est exact, ce prénom me plaît, pas vous ? Demanda Face avec une moue adorable.
Il aurait dû renoncer dès cet instant. Face comprenait tout juste qu’il était dangereux pour lui de jouer avec ce feu trop vif. Mais comme un papillon, il était irrémédiablement attiré par le bleu profond de ses yeux.
_ Tant qu’il vous convient alors il l’est tout autant pour moi. Ryo, répéta-t-il avec un sourire charmant, tirant Face de sa rêverie. C’est court et facile à retenir. Puis-je avoir le vôtre, Mademoiselle ?
La bouche de Face répondit avant même qu’il puisse penser à se retirer de la partie.
_ J’ai bien peur que pour cela, il faille que vous me suiviez à l’étage. »
Ces mots sonnèrent comme un chant au creux de l’oreille du prince. Son cœur battit plus vite, mais il tenta de ne rien laisser paraître. Il aurait l’Indomptable. Quoi qu’il se passe, quelle que soit la manigance qu’elle avait fomentée, en cet instant il envisageait déjà l’accès à son intimité. Il se redressa et se retourna vers son conseiller, laissant la jeune femme dans l’attente. A voix basse, il voulut lui demander de l’attendre, mais Avril supplia.
« Monsieur, ne vous l’ai-je pas dit ? Cela pourrait vous nuire, ne vous laissez pas avoir, de grâce !
_ Avril, je ne suis plus un enfant.
_ J’insiste, répéta le vieil homme, posant délicatement sa main sur celle du prince. Son regard était implorant, et réellement inquiet.
_ Si je ne suis pas revenu d’ici deux heures, hèle la garde, si cela peut te rassurer. Mais… reprit le jeune homme en souriant, vérifie tout de même que je n’y suis pas encore.
Vaincu, Avril baissa les armes.
_ Entendu, Monsieur, répondit l’homme, quelque peu rassuré.
_ Allons, donne-moi ma bourse, et garde de quoi te reposer. Je ne voudrais pas que mon protecteur meure de froid et de douleur sur ces fichus bancs de bois. »
En disant ces mots, il se leva et partit en direction de la jeune femme qui attendait sagement quelques pas plus loin. Lorsque Face le vit s’avancer, il sourit, offrant son plus beau visage. Frantz lui offrit son bras, et ensemble, ils montèrent à l’étage.
« Hé M’sieur, je croyais que ce n’était pas votre genre de fréquenter des …hic…catins ? »
Frantz tourna vivement son visage vers l’ivrogne qui cuvait son vin, affalé sur sa table. Le prince sentant la honte lui monter à la tête le découragea d’en dire plus d’une œillade sévère. Le bonhomme, qui avait déjà vu pire, haussa des épaules et retourna rapidement vers sa chope, maugréant dans sa barbe des propos incompréhensibles. Face sourit, feignant de n’avoir rien entendu. Ainsi, il était prétentieux au point d’avoir voulu se passer de ses services ?
Ils marchèrent en silence, soutenus par le regard de la foule. Il était fier et resplendissait comme une jeune mariée que l’on conduisait à l’autel. Il était grand, mais le prince, « Ryo », l’était encore plus, drapé dans sa cape sombre. Ensemble, ils semblaient des monarques qui enluminaient et anoblissaient les lieux.
Arrivés à la porte de la chambre, Ryo s’arrêta, et observa la belle inconnue. Face se tourna vers lui, surpris qu’il ne fasse aucun geste pour entrer. Son cœur manqua un battement quand le jeune homme franchit les quelques centimètres qui les séparaient. Il rapprocha ses lèvres de son oreille et lui dit à voix basse :
« J’attends beaucoup de vous.
Face déglutit. Il ne pouvait pas devenir la proie. Il le repoussa légèrement et baissa la tête, le visage confus. Rien ne se passait comme d’habitude. Pourquoi celui-ci ne se contentait-il pas de baver devant sa beauté et pourquoi se sentait-il obligé d’aller lui parler ? Il eut une sensation étrange au creux du ventre, incapable de dire s’il regrettait d’avoir eu la curiosité d’initier cette situation, ou s’il était heureux que cela se produise enfin. Il joua de ses longs cils, cherchant ses mots avant de répondre, d’une voix plus nerveuse qu’il ne l’aurait pensé.
_ Rassurez-vous, vous ne serez pas déçu du spectacle. »
Ses mains trouvèrent dans son dos la poignée de la porte qui lui donna la chance de se dérober du prince. Mais une fois celle-ci passée, Frantz la referma violement, mettant à l’évidence l’embarras de la belle, qui sursauta. Troublé, l’assassin en oublia de parler. Dans cette pièce, partiellement éclairée par la lune, seuls quelques rayons de lumière qui filtraient par la fenêtre leur permettaient de se distinguer. Le silence pesait, accentuant le malaise de Face, qui le sentait se rapprocher un peu plus. Les pas sourds du jeune homme s’arrêtèrent. Hypnotisé par la présence du noble, il pouvait sentir les battements de son cœur donner un tempo au silence mortuaire. Il frissonna inconsciemment lorsque sa main effleura légèrement la sienne avant de se retirer, le rappelant à l’ordre. Il continua comme il put son rôle de demoiselle galante et sophistiquée, marchant au milieu de la petite pièce et déposant ses mules sur l’immense tapis baroque qui recouvrait le sol. Il enleva son voile, puis glissa vers le meuble qui lui servait de chevet. La pièce était étroite, mais elle était richement parée d’un lit à baldaquin, ne laissant qu’un petit secrétaire en bois vernis compléter la longueur du mur. Il tenta d’allumer la bougie à moitié consommée qui y était posée, mais ne sut cacher sa nervosité qui prit soudainement le dessus, en craquant désespérément la tige de son mauvais côté. La faute au prince. Il l’épiait, le détaillait avec un calme qu’il n’avait jamais vu chez ses autres clients. Ceux qui le voyaient pour la première fois étaient timides et nerveux et attendaient qu’il fasse son numéro, contrairement aux anciens qui cherchaient à croquer un peu plus de cette pomme qu’il leur refusait. Celui-ci n’était pas sous l’emprise de l’Indomptable. Il avait paru innocent, presque prude lorsqu’ils s’étaient rencontrés, et il avait pensé qu’un jeune riche l’amuserait. Mais dès que Frantz s’était su seul sans personne pour les épier… une aura de confiance l’avait enveloppé. Il scrutait ses moindres mouvements, notamment son stress grandissant.
En silence, il se rapprocha un peu plus de la jeune femme qui n’avait toujours pas réussi à allumer le bougeoir, permettant ainsi au jeune homme de demeurer encore dans l’ombre. D’un doigté agile, il défit rapidement le corset qui se fit plus lâche, surprenant la courtisane, qui laissa par mégarde tomber son éventail sur le sol. Face se retourna, et offrit alors un magnifique sourire d’excuse à son prétendant, le stoppant net dans son élan. La lune brillait dans le ciel, ombrant une partie de son visage, que le prince observait en silence, émerveillé par sa beauté angélique. Face rassembla ses pensées, et regarda le noble droit dans les yeux.