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TUAMOTU
TUAMOTU projet écrit par Niesly Mikado pour Sandra Chapdelaine
TUAMOTU
Tard dans la nuit, dans une ruelle étroite, des bruits sourds résonnaient entre deux murs. Dans l’ombre, un homme d’un peu plus d’un mètre quatre-vingt tabassait sauvagement une jeune femme apeurée et défigurée par les poings. Sans relâche l’homme au long manteau de pluie continuait de frapper les hanches de cette dernière, insistant lourdement sur son abdomen. La femme crachait le sang, s’égosillait la gorge et hurlait de douleurs à n’en plus pouvoir. Des cris étouffés par l’espace clos de l’impasse sauf pour un des témoins de la scène qui referma rapidement mais en douceur ses volets. Le téléphone portable s’alluma, illuminant le visage de son propriétaire d’une couleur bleuté. D’une main tachetée et plissée, son index glissa sur les deux chiffres à composer en cas d’urgence.
« Allô ! Allô ! chuchota-t-il, venez vite, il y a une femme qui se fait agresser en bas de chez moi, c’est terrible, mon dieu ! L’homme en panique tenait à peine sur ses jambes.
─ Calmez-vous Monsieur, avant toute chose donnez-moi votre adresse, lui demanda une voix féminine.
─ Dix, rue Saint Merri – Quatrième arrondissement. »
Plusieurs minutes s’étaient écroulées avant d’apercevoir deux véhicules stationner près de l’angle de l’immeuble, les lumières des gyrophares tournant en continuent et éclairant les murs d’un rouge éclatant et d’un bleu azur. Le corps de la femme gisait encore près des poubelles déposées à même le sol et des palettes de bois rangées en vrac.
Trois ans plus tard et à plus de neuf mille kilomètres de là, mon téléphone résonnait dans ma chambre. Je me réveillai en sursaut, me mis assis, pris machinalement le cellulaire sous l’oreiller et attendis qu’une voix se fasse connaître. C’était Adam Wilson, mon partenaire et collègue de travail.
« Debout la fiotte, on se dépêche ! Je suis déjà sur place et je me les gèle ! dit-il rapidement.
─ Tu sais qu’elle heure il est là ? répondis-je, la voix encore enrayée.
─ L’heure de te réveiller ! hurla-t-il avant de raccrocher laissant seulement trois bips finir la conversation. »
Encore ensommeillé, je regardai de mes yeux à demi ouvert la pièce décorée par les tâches de lumière. Elles traversaient les voilages des fenêtres rangées en ligne droite discontinues éclairant la moquette brune.. Je baillai un long moment puis sortis du lit suédois où je trainai des pieds jusqu’à la salle de bain. Du salon, on pouvait entendre le bruit d’une brosse à dents électrique tournoyer rapidement, celui d’un jet d’eau ouvert à son maximum et enfin le claquement des portes suivi du chuintement de mes chaussons qui essuyaient le parquet. Mon appartement pas bien grand ne contenait qu’une chambre dans le fond, un salon à l’américaine et une pièce d’eau attenante au couloir d’entrée. Dix minutes plus tard, c’était au tour des clés de s’agiter dans la serrure. Tandis que le réveille posé sur la table de chevet sonnait six heures trente du matin, de mon côté, je me dirigeai déjà vers le hall d’entrée de l’immeuble claquant mes talons sur le sol en marbre. Dehors, le vent hivernal soufflait rageusement et le soleil difficilement s’extirpait de l’amas nuageux qui recouvrait la ville de Tokyo. De petites bourrasques de neige voletaient follement dans l’air avant de s’écraser violemment contre mes deux yeux mortifiés par le froid. Tout en marchand, je cogitais longuement sur les raisons qui m’avaient forcées à mettre un orteil sur ce coton glacé, épais à rendre jaloux un esquimau. Adam. Je grinçai des dents à l’idée d’entrevoir sa tête d’ahurie qu’il avait l’habitude de prendre lorsque j’arrivais en retard. Sauf qu’aujourd’hui, c’était son jour de congé. Le con, pensais-je rageusement.
J’entamai à peine mes premiers pas que déjà les lumières des lampadaires s'éteignaient les unes après les autres. Plongé dans la pénombre, je devais avancer en tâtonnant des pieds le trottoir, dans un espoir infime de ne croiser une crotte tiédie par le manteau blanc. Les livreurs, eux, enchaînaient les passages sur les routes boueuses qui tapissaient le sol, éclaboussant de temps à autre, quelques devantures. Dans cette neige sans trace, j’aimais y laisser mes empreintes, tel le grand conquérant de la rue Tohama. La température frôlant le zéro gelait mes mains sous mes gants en cuir doublé de fourrure. La fumée dégagée par ma bouche paraissait s'immobiliser dans l'air, jouant avec la gravité juste avant de retomber doucement dans un petit nuage de dioxyde de carbone. Emmitouflé dans mon blouson sous plusieurs couches de laine, j’arpentais la rue comme un inuit contractant mon corps à chacun de mes mouvements trop amples et gaspillant bien malgré moi, l'énergie que j’eus tant de mal à emmagasiner la nuit dernière sous la couette. Bien chaude, confortable, recouvrant mon corps en entier. Me voilà qui déprimais à nouveau, éternuant à deux reprises juste au moment où je traversai la route. Ce merveilleux système qu'est la thermogenèse perdait alors tout son sens quand des stalactites semblaient ne plus quitter mes poils de sourcils et ceux de mes narines. Congelé de la tête aux pieds, je m'entêtai à poursuivre mon but, traversant avec précaution les ruelles verglacées. Pendant un instant, je m’arrêtai face à une vitrine qui reflétait mon visage de clown affreux, mon teint blafard, mon nez rouge limite nécrosé et mes oreilles ne souhaitant guère la protection si chèrement acquise de mon bonnet en cachemire. Je me rappelais que j’avais dû supplier au moins vingt minutes le vendeur du rayon sport qui, lassé de me voir, m’avait accordé une réduction sur cet article trop petit pour mon tour de tête.
À ce rythme, la rigidité cadavérique n’était pas loin de me rattraper. Je décidai alors d'accélérer la cadence, contraignant mes muscles à rechercher mes dernières réserves de graisses entassées sous mes bourrelets. Arrivé à une borne de taxi, mes membres extérieurs s’affolèrent et me guidèrent vers la petite voiture rouge ornée de publicités de grandes marques dont certaines me laissaient perplexe. O Heureux de pouvoir enfin trouver un compromis à cet hiver interminable, je m'empressai d'ouvrir la portière et voulus m'installer sur le siège capitonné de fourrure rose. Surpris par la tendance engagée de ce chauffeur, je l’étais encore plus lorsque je découvris côté conducteur un amas de bouteilles de bières blondes entremêlées aux détritus de nourritures et empêtrés sur le tapis. Un décor des plus original si ce n'était en plus cette forte odeur de saké qui embaumait l'intérieur du véhicule. L’homme, quant à lui, paraissait hors d'état de conduire. Enfouit entre les plumes, la tête penchée en arrière, il semblait revenir d'une longue beuverie solitaire. La main sur mon nez et ma bouche, je détournai avec écœurement mon regard puis refermai difficilement la portière emportée par le vent. C'est avec un pincement au cœur que je dû oublier le confort spartiate de la Nissan pour reprendre mon courage à deux mains et retourner dans ses flocons de glace, déçu d'avoir perdu de précieuses minutes en rêverie.
Un bon quart d'heure plus tard, essoufflé d’avoir carapaté comme un montagnard, j’arrivais enfin devant le hall d'entrée de l'immeuble de « Kotatsu ». Une halte obligatoire se faisait au kiosque de Tim situé dans le coin de la rue, agrémentant l’enveloppe du vendeur de journaux de quelques yens. Sur le même trottoir, la boulangère m’offrait à loisir un bon cappuccino à la seule et unique condition d’être sa vendeuse exclusive. Comme à l’accoutumé, je partis m'installer sur un des fauteuils de la table accolée à la fenêtre. Le journal ouvert, je parcourais rapidement les quelques articles intéressant et m’arrêtai subitement sur un prénom qui retint mon attention. Miyoko. J’avais connu il y a quelques années de cela une certaine Miyoko Tanaka. Un mauvais souvenir que je tentais désespérément d’oublier. C’était durant mon année d’étude au collège d’Okinawa du quartier. Mon frère et moi-même, longions le couloir en direction de nos classes respectives pour les premières heures de cours. Nous étions populaires, enfin plutôt lui que moi, Seijiro étant devenu capitaine de l’équipe de base-ball cette même année. de son école. A côté, j’étais l’intello des deux mais tous confirmaient une chose : la grande complicité qui existait entre nous. Ce jour-là, Seijiro me prit par le bras et m’entraina dans le placard à balai du troisième étage. Etonné d’être enfermé dans cette espace exiguë, je l’interrogeai.
« Seiji, mais qu’est-ce que tu fous ? Tu vas nous mettre en retard ! chuchotais-je.
─ Chuuut ! Fit ce dernier, se rapprochant un peu plus de mon visage.
Il me prit alors les lèvres et m’embrassa. Surpris, je le repoussai violement contre l’étagère du petit cagibi.
─ Ça ne va pas non ! Merde ! Tu es con ou quoi ? C’est quoi ce délire ? criais-je énervé.
Seijiro muet comme une carpe, me regardait droit dans les yeux, d’un air sérieux, la main gauche frappant le mur et bloquant la sortie. Dans l’incompréhension, je me dégageai brutalement. Dans le couloir, je faisais des doubles pas, bousculant, furieusement les étudiants ayant eu le malheur de croiser mon chemin. Mille questions se bousculaient à l’intérieur de moi me donnant un affreux mal de tête. Arrivé devant ma classe, je pris une seconde, respira un grand coup puis frappai la porte avant de la faire glisser et claquer sur les côtés. Le professeur d’histoire, Besshö Isamu, me regarda de travers, jugeant mon allure inhabituelle, mon regard noir et ma chemise débraillée. Il me laissa entrer malgré tout et sur un ton autoritaire, me réprimanda :
« Vous êtes en retard Monsieur Nakajima, dit-il vexé. »
Je n’avais pas envie de répondre ni même de le regarder. Au bout de deux enjambées seulement, je m’installai directement à ma place, l’avant dernier siège situé dans la rangée du milieu. Les élèves me regardaient faire sans dire un mot. Pendant que le professeur reprenait son introduction, Miyoko située dans la rangée de droite, celle près des fenêtres, se mit à griffonner quelques mots sur un bout de papier pas plus grand qu’un post-it, froissé et légèrement déchiré. Ses cheveux raides taillés jusqu’aux épaules, lui glissaient un à un sur la table formant à la fin un rideau de mèches noiresbrunes. Menue, on pouvait facilement deviner ses courbes à travers sa chemise blanche lui collant au corps. Ses maigres jambes se pavanaient de hautes chaussettes lui arrivant jusqu’aux mollets, embellies par les chaussons d’intérieur blanc. Sa jambe droite se mouvait nerveusement, signe que la jeune fille était concentrée sur sa tâche, n’apercevant pas alors le professeur Isamu avancer en même temps qu’il faisait l’éloge de l’époque féodal. Lentement mais sûrement, ses pas se dirigèrent vers le petit bureau en bois et son regard méfiant guettait le stylo qui se mouvait sur le petit bout de papier. La voix augmentait, le ton se faisait plus sec cherchant à faire réagir la demoiselle qui s’appliquait maintenant à faire son plus beau pliage. A son troisième pli, les pliage, ses pieds du professeur se mirent au garde-à-vous au milieu de l’allée, juste entre les deux adolescents. La jeune fille heureuse d’avoir parachevée son œuvre releva son buste brusquement et voulu lancé le petit bout de papier sur la table voisine. Son sourire changea rapidement pour un simulacre de dégoût quand son avant-bras fut stoppé dans sa course et maintenu fermement par unela main. du professeur. Durant quelques secondes, leurs yeux s’affrontèrent en silence. Le but étant de faire céder son adversaire en plissant les paupières à leur maximum. Un échange tendu que le professeur mit fin en présentant sa paume detendant la main sur laquelle l’adolescente déposa tristement l’origami. Le visage couvert de honte, les joues roses, elle s’enfonça un peu plus dans son siège, espérant vainement être invisible le temps d’un instant, le regard fixantcherchant le sol en attendant le verdict. Le professeur déplia le papier et lit à voix haute, l’intimité ainsi dévoilée.
« Ça va ? Ça te dirais « t », corrigea-t-il avec un malin plaisirs, que l’ont, sans « t », sortent « e » ensembles, disont « s » demain ? finit-il d’un regard perplexe en direction de la jeune fille puis vers le destinataire du message.
Les remarques piquantes ne manquèrent pas de provoquer l’hilarité de ses camarades de classe qui se donnaient à cœur joie, embarrassant un peu plus l’adolescente. Si ce n’était qu’elle., A la lecture, j’avais apposé ma main sur mon visage tentant de dissimuler maladroitement mon malaise grandissant. Les quelques brins de cheveux levés sur la tête, le visage satisfait, le professeur m’observait de ses gros sourcils épais. Dans un mouvement rapide sur son visage, on pouvait voir ses derniers bouger de haut en bas ainsi qu’un sourire complice et niais s’afficher, profitant de cette opportunité pour taquiner son meilleur élève, c’est-à-dire moi.
« Et bien Monsieur Nakajima, seriez-vous si égoïste pour dédaigner l’attention que vous porte cette demoiselle ? dit-il de sa forte voix.
Plus rouge que le bouton de ma chemise, je fixai avec fureur et désespoir le professeur, chose que j’ignorais possible de faire en même temps, à travers mes cheveux trop longs puis du coin de l’œil dévisageaidévisageait Miyoko qui avait le nez collé à son livre ouvert, oui mais à la mauvaise page et à l’envers.
─ Je n’ai rien à dire, lui répondis-je timidementdit-il d’une douce voix.
Les élèves se mirent à huer comme des hiboux, observant de leurs yeux et de leurs oreilles, tout ce qui pourraient faire un potin de basse-cour.
─ Ohhh, ! reprit le professeur d’un air hautain, alors l’affaire est close, dit-il en se retournant vers l’adolescente et en, déposant en même temps le bout de papier sur le coin de la table. Des rires étouffés, des rumeurs qui circulaient à vitesse grand « V » et des regards insistant nous dévisageant tous les deux. Miyoko elle, attrapa rapidement l’origami et l’enfoui dans sa trousse avant de la refermer aussitôt sec. Où en étais-je, oublia-t-il un instant,oublie ah oui ! Dans un éclair de lucidité Isamu conta à nouveau. Notre fameux Ieyasu Tokugawa unifiera le japon et mettra fin à l’époque féodal pour former unle nouvelle Edo que nous connaissons tous. Quelqu’un pourrait me donner le nom de la bataille qui permit à la lignée des Tokugawa de devenir les nouveaux shogûns ?
A la reprise de ses victoires, de sesles batailles perdues et desdes Damiyos, certaines têtes se remirent face à leurs livres contrairement à d’autres qui baillaient comme des hippopotames devant leurs pupitres sans compter ceux bien sûr, qui prenaient leurs modestes chaises d’écolier pour des transats de fortune.
A la onzième heure, ses mêmes chaises raclaient le sol de l’école dans un bruit assourdissant. De son côté, Miyoko bien décidé à obtenir une réponse zigzaguait entre les élèves pour me rattraper moi qui m’étais arrêté par chance devant mon casier, lui donnant une nouvelle occasion de reformuler sa question.
« Reiki ! Reiki !
Le jeune homme se retourna et vit son visage rouge le regarder avec désespoir.
─ Miyoko, ça va ?
─ Oui, oui évidemment que ça va, après avoir été affiché devant tout le monde ! dit-elle sur une pointe d’ironie.
Reiki se mit à glousser lui aussi en se remémorant de l’évènement.
─ Pourquoi ne pas m’avoir envoyé de mail ? Car là, tu es dans le collimateur du prof maintenant.
─ Je te remercie, je l’avais deviné, dit-elle sur un ton farouche. Alorsdis, alors tu voudrais sortir avec moi demain ?
─ Je ne sais pas, peut-être.
─ Allez, insista-t-elle, pour une fois laisse ton frère faire sa vie, s’il te plaît, s’il te plait, s’il te plait ? Sadit-il d’une petite moue sortie, ses, les mains croisées implorant comme on implore l’aumône.
─ D’accord, entendu ! C’est pour aller où ?
─ Un ciné ça te dis ?
─ Un ciné ? Pourquoi pas, il y avait justement un film que j’aimerais voir, ça tombe bien. »
Les yeux brillant, le sourire large, elle le seraserrait dans ses bras menus, sous le regard amusé d’Ethan, un grand brun venu faire ses études au japon. Le, au visage longd’ange et les yeuxaux bleus,. Ethan remettait son livre dans son casier quand il remarqua que son meilleur ami observait le couple de loin avec une légère appréhension.
« Qu’est-ce qui ne va pas Seiji ? Ton frère s’est trouvé une petite copine, tu devrais plutôt le féliciter !
Sejiro qui n’était pas enclin à la plaisanterie se retourna et referma brutalement son casier avant d’emboiter le pas de son ami.
─ Il fait ce qu’il veut je ne suis pas sa nounou, dit-il l’air peu concerné par la situation.
─ Ohhh, regardez-moi ce frère jaloux ! Il te suffit de demander et des filles, tu peux en avoir des tas. Pour une fois que s’est lui.
─ Je te l’ai dit, il fait ce qu’il veut, répondit-il à nouveau, énervé.
─ Calme toi je plaisante ! s’étonnarassura ce dernier.
─ Mouais, on n’aurait pas dit.
─ Monseigneur voudrait-il bien nous faire l’honneur d’entrée ! fit-il en lui présentant la porte ouverte de leur classe.
─ Qu’est-ce que t’es con toi ! ronchonna Seijiro.
─ Pour sa majesté je suis prêt à m’effacer, dit-il s’écartant de deux pas sur la droite. ».»
Le soir venu, Seijiro attendait dans la chambre, le genou remuant à une vitesse folle comme un tic nerveux incontrôlable malgré lui. A travers les rideaux, il vit son frère revenir le pas pressant et joyeux en direction de la maison familiale. Un claquement de porte se fit entendre, signe qu’il était à l’intérieur. Le froissement d’un manteau, à coup sûr déposé sur un des crochets fixés au mur. Les chaussures enlevées et rangées dans le meuble et ses bruits de pas sourd qui grimpaient deux par deux l’escalierl’escaliers. Le plancher grinçait légèrement au moment où la porte glissa sur les côtés. La chambre située à gauche du couloir était spacieuse, confortable, décorée de deux grands lits parallèles accolés au mur. Les bureaux suivaient aussi un ordre strict. En face du pied de chaque lit mais aussi proche des angles. Le placard quant à lui trônait en maitre face aux deux lits et au milieu des deux tables. Quelques objets divers comme des battes et des gants de base-ball, deux guitares, un djembé et des étagères chargées de livres de sciences et de mangas finissaient de remplir la pièce. Sans compter les quelques posters par-ci par-là et sur le sol, un grand tapis rectangulaire séparait nos deux univers. Celle de Seijiro se situait près de la fenêtre de la chambre. Sa chaise en velours ancien vert basculait sur ses deux pattes arrière, maintenue par la plante de ses pieds, pieds plus grand que ses derniers. A mon arrivée, il décroisa ses bras les posèrent sur ses cuisses, attendant de ma part une quelconque réaction.
J’étais encore sur un doux nuage rose, euphorique comme un pinson et sifflotant à tut tête. Je rentrais chez moi, rêvassant encore des quelques mots prononcés par Miyoko. Ce n’est que bien plus tard, que je me rendis compte du calme inhabituel de mon frère. En le toisant un peu, je finis retirer mes écouteurs et fixé avec une légère inquiétude, la silhouette courbée en deux.
« Seiji, ça ne va pas ?
A cette question, Seijiro se leva d’une traite, respira un grand coup et se dirigea vers moi troublé et pour ma part, confus.
─ J’ai entendu des rumeurs qui circulaient sur toi et cette Tanaka Miyoko. Sortez-vous ensembles ?
Embarrassé, je détournai mon regard avec un léger sourire.
─ Il ne faut pas écouter les rumeurs, dis-je rougissant quelque peu.
Seijiro sentant la colère lui monter ria nerveusement, les mains cette fois-ci scellées dans son jean.
─ Reiki ne me mens pas, je suis ton frère. Je sais quand tu me mens ! La voix s’était faite plus douce et plus attendri, face à moi qui hésitait à lui faire la confidenceconfiance.
Reiki passa une main dans ses cheveux puis se frotta la tête énergiquement.
─ He bien, nous en avons parlés un peu tout à l’heure. Elle m’a demandé de sortir avec elle et…dis-je prenant une pause, j’ai accepté.
Seijiro ferma les yeux, reprit une seconde inspiration et pencha la tête en arrière avant de se redresser. Le, le regard noir, il expira et expirer doucement, calmant pour calmer la colère qui l’envahissait. Il se rapprocha de moi, arrangea mes cheveux ébouriffés puis déposa sa main droite sur mon épaule.
_ Ecoutes, j’ai entendu des choses pas très nettes sur cette fille, tu devrais éviter de la fréquenter.
_ Quoi ? Arrête ton délire, Miyoko n’est pas ainsi.
Seijiro leva sa main en l’air capitulant avant même d’avoir tenté.
_ Comme tu le sens, tu ne me diras pas que je ne t’avais pas prévenu, dit-il un semblant déçudéçu que son frère ne lui accord aucun bénéfice.
Sentant la colère me monter, je détournai mon regard et me mis à maugréer entre mes dents, furieux.
_ Elle n’est pas comme ça ! criais-je cette fois-ci.
_ Qu’est-ce que t’en sais ? Cette sale pute doit-être en compagnie d’un autre pendant que tu te fais des films, redescend un peu sur terre Reiki ! répondit-il d’une voix grave.
Je me tenais maintenant face à lui, le regard mauvais, les plis de mon front engageant la bataille avant même qu’elle n’est débutée.
_ Je le sais parfaitement car je l’ai toujours observé ! dis-je plus calmement. J’aime cette fille Seijiro alors ne la traite pluspas de pute devant moi.
Seijiro au comble du désespoir, se mit à rire aux éclats, un fou rire nerveux mélangé à une grande déception.
_ Tu…tu aimes cette fille ? demanda-t-il en pointant son index dans ma direction comme un doigt accusateur. Tu aimes cette fille, cette Miyoko ?
J’étais arrivé à un stade où je ne comprenais plus ses réactions disproportionnées. Inquiet, je et l’interrogeai encore :
_ Seiji, qu’est-ce qui t’arrives ? T’es pas normal ! En quoi cela te dérange que je sorte avec elle, hein ? Ne me dis pas que tu l’aimes toi aussi ?
Je le sentais perdre le contrôle, voyais sa colère monter pour une banale histoire d’amourette. Mais alors que je m’inquiétais de son comportement, Seijiro me saisit le bras puis me bouscula violement sur un des lits.
_ Seiji arrête ça ! hurlais-je, surprit par son geste.
Obnubilé, il semblait ne plus percevoir les sons que je tentais de lui faire parvenir ou plutôt ne souhaitait plus les entendre. Je me débattais, frappais au visage, griffais et tirais sur le pullover aigue marine pour me libérer de son poids. Mon frère, plus lourd, plus costaud bloquait mes bras, frappait de plus en plus fort jusqu’à écraser toute volonté. Je suffoquais, hoquetais, les larmes coulaient sur mon visage maintenant gonflé par les gifles. Le calvaire s’arrêta un instant, un temps durant lequel nos corps échaudés par la lutte acharnée refroidissaient, nous laissant reprendre difficilement notre respiration. Je me plaignais de douleur, non pas celle du corps mais celle du cœur. Pour la première fois mon frère m’avait frappé, pour la seconde fois il m’avait embrassé mes lèvres. Et pour la toute première fois, ce dernier me toucha, détachant la boucle de ma ceinture et faisant glisser le pantalon qui laissa échapper mon bouton dans un vol plané. Epuisé, je continuais à me débattre dans un dernier regain d’effort pour m’échapper de ce frère que je ne reconnaissais plus. Malheureusement pour moi, je ne pouvais compter sur aucune aide extérieure. Des parents absents, une maison isolée, des voisins peu curieux et une force pas plus grande que celui d’un moucheron. Durant une bonne quinzaine de minutes si ce n’était plus, contraint, je subis sa colère découragé, chose que je n’aurais jamais pu envisager même dans mes pires cauchemars. Au moment où sa main frôla l’entrée, une peur me fit tressaillir. Appuyé contre mon torse, il dévisagea mes yeux larmoyant, embrassa mes lèvres tremblantes et soupira à mon sursaut. Sa main se retira pour ensuite se placer sur mon visage qu’elle caressa avec douceur, essuyant mes larmes coulant sans fin. Il m’enlaça alors de ses bras et glissa à mon oreille ce mot qui était censé me réconforter : « Pardon ! ». A cet instant, mes mains purent mettre une distance entre nous me permettant de me dégager lentement sur les côtés. Mon corps tout entier tremblait. J’avançai péniblement vers la porte et faillis trébucher contre une de mes chaussures quand soudain, ses bras me rattrapèrent. L’effroi devint le sentiment le plus fort que je ressentis à son approche.
« Tu n’as pas à avoir peur de moi Reiki, me dit-il doucement dans le creux de mon oreille. Tu n’as pas besoin d’aller voir ailleurs, je serais toujours là pour toi, me dit-il en me resserrant un peu plus fortement ses bras juste avant de déposer un baiser sur ma nuque. »
Son agressivité, sa tentative de viol sur ma personne, sa haine pour les filles s’intéressant un tant soit peu à moi, tout devenait plus clair. Plus clair mais aussi plus angoissant. Je me détachai de lui sans gestes brusques et ouvrit la porte. Dans le couloir, seul, mes larmes reprirent de plus belle et mes pieds me lâchèrent. Je m’appuyai un moment contre le mur puis me dirigeai vers la salle de bain. La porte fermée à double tour, j’observais à présent l’homme en face de moi. Défiguré, mon visage gonflé comportait plusieurs ecchymoses et un œil au beurre noir, des bleues qui allaient mettre un temps à disparaître. D’autres moins importantes se situaient sur mes flancs et mes clavicules. Mon sous vêtement jaune et blanc, le seul vêtement que j’eusse garder était celui de mon frère. Je le retirai et le jetai avec violence dans un coin de la salle de bain. Au même moment, deux coups à la porte me fit sursauter.
_ Reiki, ouvre-moi !
Je fus incapable de lui répondre tant la panique me submergea. Il frappa à nouveau plus fortement. Je reculai d’un pas en arrière lorsque j’entendis sa voix qui hurlait maintenant.
_ Ouvre moi cette putain de porte Reiki !
Accablé face à la planche de bois qui nous séparait, Seijiro se mit à la frapper violement pour ensuite finir par la défoncer à coup d’épaule. De l’autre côté, j’avais atteint le mur s’en m’en rendre compte. Paralysé, je me laissai glisser sur le carrelage froid, bouchant mes tympans de mes doigts.
« Monsieur Nakajima ? Monsieur Nakajima ? appela la vendeuse inquiète, interrompant ma transe.
Reiki, une larme coulant sur ma joue droite, ma main gauche tenant encore le café devenu froid, le temps parut s’être arrêter. Monsieur Nakajima, est-ce que ça va ? demanda la vendeuse inquiète.
_ Monsieur Nakajima, reprit la vendeuse, est-ce que ça va ?
Je m’essuyai rapidement le visage avec la serviette du sandwich puis je lui répondis timidement :
_ Oui, ça va merci, je…je pourrais en avoir une autre s’il vous plait ? dis-je s’en comprendre pourquoi se souvenir revenait me hanter.
_ Oui, bien sûr, répondit la jeune femme qui repartit immédiatement vers son comptoir, pour revenir aussitôt près de moi. Tenez, êtes-vous certain que tout va bien ?
Je regardais la vendeuse, les cheveux impeccablement coiffés, tirés en arrièrechignon sur la tête, la tenue noire et le tablier sur lequel le nom doré de la boutique était inscrit au-dessus de l’image d’un chat. Elle avait la trentaine mais paraissait faire dix ans de moins. Ses pupilles noisette cherchaient les quelques réponses à ses questions sur mes lèvres ou mes yeux rouges mais ne put deviner ce qui me tracassait, une dame au grand cœur.
_ Oui, merci bien Madame Sunada, c’est très aimable à vous. J’étais un peu dans la lune, dis-je m’efforçant à changer de sujet. Il faut dire que ce n’est pas mon heure habituelle, je dois être un peu fatigué.
_ Si c’est Monsieur Wilson qui vous demande encore du travail vous n’avez qu’à me le dire et je lui remontrais les bretelles à celui-là, dit-elle furieuse. »
Je me mis à rire, m’imaginant bien la scène. Elle paraissait sincère et sa bienveillance me toucha. Bien que froid, je savourai mon café et les brioches aux sucres de Madame Sakura Sunada, une mère courageuse qui élevait seule ses trois enfants : Ota, Toshiie et la petite dernière Asami. A moi aussi, l’idée d’être père m’avait effleuré l’esprit, mais les femmes me fuyaient. Pour compenser, je jouais le rôle de l’oncle baroudeur pour ses enfants qui nous accompagnaient de temps à autres dans nos sorties en mer.
Le journal encore en main, le liquide noir engloutit d’une seule traite, mes yeux se mouvaient de droite à gauche, les mots défilants rapidement, juste assez pour me laisser le temps d’enregistrer les informations. Après avoir feuilleté les pages les plus intéressantes, je me dirigeai directement vers la partie qui m’était consacrée. Océanologue et journaliste depuis bientôt deux ans, mon travail consistait à traduire et à retranscrire de nombreux textes que les directeurs des centres me renvoyaient. Je gère une petite équipe constituée de trois personnes au total : mon nouvel assistant Satoshi Yoshitomo qui avait attendu pendant des heures dans le froid, près de la porte d’entrée. C’était son tout premier vrai travail. Célibataire moyen, il vivait dans un petit appartement non loin de l’aquarium. Durant une de ses balades quotidiennes, il m’avait croisé par hasard en train d’observer une anguille têtue. Après une conversation courte mais ludique, Satoshi m’avait fait un monologue sur l’espèce et les rares cas qui existaient dans le monde. Moi qui justement cherchait un assistant pour nous aider à rattraper le retard cumulé depuis quelques mois, j’étais enthousiaste. Le jeune homme fut embauché après une poignée de main échangée devant un distributeur d’eau. C’est ainsi qu’il fit la connaissance d’Aiko Uraku la secrétaire dont il était tombé amoureux. C’était une jeune étudiante de l’école d’Okinawa Institute of Science and Technology. Son rêve, celui de devenir océanologue, elle aussi. Un rêve irréaliste sans la validation d’un stage d’un an. Petite, les cheveux mi- longs et attachés, ses yeux verts cachés derrière des verres trop larges, ses joues roses et ses lèvres pulpeuses qu’elle embellissait d’un gloss durant l’hiver. Aiko resplendissait la joie. Le rôle qu’elle jouait au bureau avait pris au fil du temps, une part essentielle dans notre vie quotidienne. Entre nos désaccords qui se transformaient en combats d’écoliers, des clients renvoyés par un coup de tête qu’elle devait à nouveau amadoués et nos séjours à l’étranger qui duraient parfois une éternité, elle était ainsi devenue en quelques mois le pilier du groupe. Le dernier et pas des moindres, Adam Wilson, le clown de service mais aussi mon collaborateur et ami de longue date. Originaire de Californie, Adam sut très vite s'accommoder aux us et coutumes du pays. Il était l’étranger type, la carrure taillée comme un grec, les cheveux noirs court et ondulés, les yeux gris clairs et la taille haut d’un bon mètre quatre-vingt-dix. Il attachait par contre une importance capitale à son blouson en cuir noir made in US et aimait conduire son Harley qu’il avait fait spécialement venir de chez lui. Une Harley avec les froufrous, les tutus et les sacoches gotiques assorties. En dessous, la tenue était toujours décontractée : un jean basket portés avec des teeshirts ou des pulls colorés.
Mon premier contact avec Adam fut au moment des inscriptions pour intégrer les clubs de sports du campus de l’Université d'Oxford. Loin de chez moi, j’étais heureux de pouvoir me lier aussi facilement avec un étranger qui plus est, un parlant parfaitement ma langue, le japonais. Mais ce fut aussi notre tout premier combat d’enfants gâtés. Je m'imaginais mal perdre face à un gringalet. La récompense à la clé n’était autre qu’un minuscule apéritif de saumon. Nous nous observions en silence, chacun languissant pour ce mets de choix à la chair tendre et savoureuse. Il était hors de question que je tournais le dos à la seule bouchée qui avait su égayer ma journée mais il était de même pour Adam qui n'avait eu droit qu’à quelques crustacés dont la fraîcheur était sérieusement mise en doute. Nos cure-dents en main, nous étions prêts à en découdre. La première attaque fut lancée par Adam qui tenta une percée vers mon flanc gauche que j’esquivai avec habileté, parai et ripostai avec un piqué vers son visage. En mon âme et conscience, j’aurais dû lui laisser ce morceau de saumon si ridiculement petit face aux conséquences qui suivirent. Car ma ténacité et ma combativité firent trébucher mon assaillant vers l'arrière, emmenant dans sa chute la nappe soutenant le buffet. Je fus désolé pour lui certes, mais je l’étais encore plus pour cet apéritif qui termina écrasée par une semelle. Celle d’une jeune fille aux hauts talons qui glissa vers les gobelets empilés faisant dégringoler comme dans un jeu de quilles, le stand de l’étudiant aux abois.
Pour faire oublier ce malaise, j’invitai Adam à dîner dans l'un des meilleurs restaurants japonais du coin que j’eusse testé, peu cher et de très bonne qualité. Mais j’étais naïf de croire qu'il m’avait pardonné car face à la serveuse, le pingre se mit à réciter un sutra de plats en passant par les sushis, une vingtaine qui fit hurler mon portefeuille. Mais le bougre ne s’arrêta pas à si bon chemin : une dizaine de sashimis, des brochettes de yakitori, sans oublier le soba en grande quantité, le tsukemono, l’okonomiyaki aux fruits de mer, mais aussi pour le bonheur du patron qui se frottait déjà les mains, des gyozas, des tonkatsus et un dessert. Trois et non pas deux boules de glace au sésame noir accompagnée bien entendu de mochis. A cet instant, je lui rappelai par une mine surprise et décomposée que ma bourse d’étudiant ne me permettait pas de faire un festin de roi. Mais ce dernier fit le sourd, se contentant de draguer la jeune serveuse par des clins d’œil ridicules. A l’addition, il refusa de payer quoi que ce soit sous prétexte que j’étais le fautif de la situation et qu’en plus je l’avais invité. Bien joué, pensais-je. De bonne foi mais pas trop quand même, je négociai un dernier quiz portant sur les fonds marins qui me permis à une réponse près d’économiser ma maigre fortune. Sa déception fut grande mais ma satisfaction l’était tout autant. En échange de cette journée désastreuse, je lui proposai malgré tout de me rejoindre à Okinawa pour les prochaines vacances d’été, un des grands lieux de l'observation de la faune aquatique. Son visage s’illumina d’un coup et son sourire s’entrouvrit sur un grand « Merci ! » lâché dans l’émotion. Depuis ce fameux jour, nous ne nous sommes plus quittés cumulant les quatre cents coups et partageant nos points vus durant les conférences données à l’amphithéâtre.
Malheureusement Adam n’a jamais pu se libérer à cause, disait-il souvent, de la migration d’une espèce d’anguille qu’il suivait pour ses recherches. Ce n’est que six ans plus tard que nous nous retrouvâmes, ressassant tout le long du chemin, nos souvenirs. Malgré le peu de temps passés ensembles, j’avais l’impression d’avoir égaré un frère et qu’aujourd’hui, la chance l’avait mis sur ma route. Après lui avoir confié mon idée d’élaborer un journal local, Adam se proposa d’emblée comme collaborateur financier du projet. Nous n’avions que vingt-neuve an lorsque nous priment nos premières photos sur le site de Miyako-jima.
Depuis, nous avons voyager de par le monde, cumulant ainsi de nombreuses images, en passant par Tulamben à Bali avec sa fameuse plage de sable noire ou encore par les archipels de Tuamotu et celle des Marquises sans oublier l’île Rodrigues située en plein cœur de l’océan Indien qui, peu envahi par la masse touristique, offrait une faune et des coraux aux couleurs chatoyantes : la couleur indigo du Chirurgien bleu, le rouge de l’étoile de mer, le jaune écarlate du poisson trompette ou encore le turquoise du Baliste-Picasso. Un des murs de notre bureau fut d’ailleurs utilisé pour y épingler chaque diaporama de nos meilleures photos mais aussi de toutes les situations burlesques prises à la sauvette. Je me rappelle encore du jour où il s’était brûlé la langue lors d’un barbecue où lorsqu’un crabe m’avait tenu compagnie durant toute une expédition. Mais les plus belles furent celle d’Adam qui avait le chic d’attirer les dauphins, pas seulement, les requins mamzel, les raies, les mérous, les murènes, les petits poissons coralliens et les nombreux bancs de carangues.
Mon latte terminé, je me mis à observer le ciel avant d'emboîter le pas vers l'immeuble d’en face où j’organisais en plus de mon travail, le journal local du quartier. L’éditorial de Sumida qui servait au départ à répertorier les cas d'espèces rares fit son apparition dans le rayonnage des bizarreries, coincée entre les catamarans et les extraterrestres d’un nouveau genre. Au bout de deux ans, le journal est devenu l'une des premières références pour les recherches et le développement durable d'Okinawa. Mais avec le temps, j’en étais arrivé à traduire des textes depuis mon contrat passé avec l'aquarium. La routine s’était installée et l’ennuie avait pris la place d’un engrenage qui tournait à plein régime sans laisser ne serait-ce qu’un moment pour entrevoir un autre futur, le mien.
Il était sept heures dix passés lorsque je m’approchai de l’entrée de l’office. Adam m’attendait sous le porche, les bras croisés, se frottant les côtes et les pieds sautillant lorsqu’il me vit venir.
« Ben alors qu’est-ce que tu foutais ? me demanda-t-il rageusement, la bouche pincée et les sourcils froncés.
_ J’avais faim, par contre toi, tu n’étais pas censé travailler aujourd’hui.
Le malheureux se figea sur place cette fois-ci la bouche ouverte, les yeux écarquillés et les pupilles regardant le ciel. Il se tapa le front d’une main et se mit à râler comme un revenant.
_ Merde !! Tu aurais pu m’avertir tout de même.
_ Tu m’as raccroché au nez abrutis ! dis-je en pestiférant.
Adam s’en voulu d’être si étourdit, sortit de gros jurons et s’énerva sur la plante verte du hall qui avait encore été déplacée par la femme de ménage.
_ Foutue plante !!
— Tous les matins tu t’acharnes à cette comédie ridicule, tu n’as toujours pas compris que cette plante sera toujours déplacée quoi que tu fasses ?
Ne sachant plus sur qui passer ses nerfs, il se mit à me pincer la joue :
— Et toi alors, quand vas-tu prendre ta vie en main et sortir avec les jeunes filles de ta région ? Serais-tu devenu arrogant ?
— Moi ? Arrogant ? Je fais ce que je peux mais ça ne marche pas. Et puis merde ! Oublie, veux-tu ! dis-je d’un ton pompeux.
— Vu ta dégaine cela ne m’étonne qu’à moitié ! Il n’y a pas que le boulot dans la vie !
— Ça, c’est toi qui le dis ! Car pour l’instant c’est ce boulot qui te nourrit, rétorquais-je une bonne fois pour toute. »
Arrivé au quatrième étage de l’immeuble, Satoshi et Aiko attendaient déjà devant la porte.
« Salut vous deux, cria Adam dans un enthousiasme exagéré.
_ Bonjour Aiko, Satoshi, dis-je simplement.
_ Bonjour patron, répondit Satoshi. »
Aiko se contenta d’un clignement de tête presque effacée et un jolie sourire nous motivant tous les trois. Les clés sorties, j’ouvris la porte vitrée qui donnait sur un espace aménagé dans un style contemporain et moderne. Deux petits bureaux attenants à la porte d’entrée faisaient office d’accueil. Les deux plus grands étaient celui d’Adam et le mien, situés près des fenêtres. Pour le reste, des piles de dossiers servaient de décoration : sur le sol, accolées dans un coin, sur les tables et même soutenant la machine à café. Le travail ne manquait pas et nous avions un temps infini. Quant à la vue, elle donnait sur la rivière de Sumida, une vue troublante et fascinante à la fois. Pouvoir la contempler matin et soir, restait un de mes moments favoris. Non loin de là, l’aquarium de la ville m’offrait lui aussi un dépaysement. À chaque coup de blues, je venais m’y promener. Ignorant la foule et bercé par la musique du centre, je m’imaginais nager entre les poissons. Je restais parfois figé pendant de longues minutes à observer les méduses et leurs ballets multicolores ou encore la grande famille de pingouins si « balto » l’anguille, comme je la prénommait, ne voulait point montrer le bout de son nez. L’aquarium était devenu en quelque sorte, ma petite boule d’oxygène.
Tout comme Adam, j’avais un petit boulot supplémentaire pour arrondir les mois les plus difficiles. En fin de soirée, je changeais mon costard de journaliste scientifique pour emprunter celui d’expert financier pour cette même administration. Adam lui, était barman durant quatre soirs par semaine et pourtant je n’arrivais toujours pas à savoir d’où lui venait toute cette énergie. Jusqu’alors ma vie était comblée, en tout cas depuis mon installation sur la presqu’île de Tokyo, j’ai pu ressentir la paix et la sérénité que j’avais longtemps oubliées.
« Tu comptes partir cet hiver aussi ? demandais-je intrigué.
_ Heu, oui, dit-il embarrassé. Normalement je m’en vais pour une semaine au moins. Puis tout en déposant un lot de classeurs sur mon bureau, il continua. Ça ne te dérange pas ? dit-il soudain anxieux.
_ Non, fis-je d’une triste moue. Tu me laisse seul, encore ! l’accablais-je davantage.
_ Non mais, j’ai une vie je te signal, dit-il un brin vexé. Je vais me faire un café t’en veux un ?
_ Non merci, j’ai pris mon petit déjeuner chez Madame Sunada.
_ Ah, cette vieille bique !
_ Elle n’est pas vieille ! rétorquais-je.
_ Et moi je te dis que si.
_ Elle a à peu près le même âge que nous tu sais !
_ Oui mais mentalement, pfiouuu !! dit-il en mesurant de ses deux mains la distance qui nous séparaient de cette mère divorcée.
_ Tu as un souci avec elle ?
_ Pas qu’un, mais plusieurs. Bref, laisse tomber. Tiens, passe-moi le courrier des péquenauds du haut, je dois aller voir Mary-Kate.
_ Passe le bonjour de ma part !
_ Certainement pas, tu n’as qu’à te bouger le cul toi-même.
_ Aahh ! râlais-je.
S’il y avait bien une chose que je refusais de faire, c’était bien celle-là. Celle m’obligeant à me confronter aux nombreuses paires de talons aiguilles situées aux étages supérieurs.
_ A toute de suite.
_ Ha, répondit Adam avant de passer le pas de porte.
Satoshi attendit qu’Adam disparaisse dans le couloir pour se rapprocher de mon bureau.
_ Dites patron, commença-t-il hésitant. Aiko m’a parlé des recherches d’Adam mais je suis…un peu surpris, hésitait-il à dire.
_ Surpris de quoi ?
_ Eh bien, pour l’espèce qu’il étudie. Vous savez que je m’y connais un peu sur le sujet. Je trouve quand même étrange qu’il choisisse ce moment pour entamer une observation car en réalité il est hors saison et le lieu qu’il visite ne mentionne aucun évènement de ce type. A mon avis, vous vous faites avoir.
Je le regardais moi-même surpris de ne pas avoir notifié ses détails. Ma confiance aveugle en Adam ne m’avait jamais poussé à m’interroger plus que ça. Je ne me suis d’ailleurs guère soucié de ce qu’il pouvait faire en dehors de son temps libre. Mais Satoshi venait de marquer un point qui attisa ma curiosité. Pourquoi Adam me mentirait-il sur un fait aussi insignifiant.
_ C’est vrai ça ? Pourquoi me mentirait-il ? continuais-je à voix haute.
Aiko curieuse détourna son regard de mes yeux qui la fixait vaguement jusqu’à ce que je comprenne qu’elle en savait plus que nous sur le sujet.
_ Aiko ! dis-je d’une voix suspecte.
_ Oui, Monsieur Nakajima ? dit-elle, mal à l’aise.
Nos bureaux l’un face à l’autre, il lui était donc impossible de m’éviter même en abaissant le siège, ce qu’elle fit, jusqu’à son maximum. Ses yeux étaient maintenant à la limite du comptoir, masquant sa nervosité.
_ Monsieur Wilson vous a commandé des billets, n’est-ce pas ? repris-je.
_ Des… des billets, oui, il y a deux jours, pourquoi ? demanda-t-elle consciente de la question qui allait suivre.
_ Quel est sa destination ? dis-je sans détourner d’un millimètre mes pupilles des siennes.
Satoshi qui assistait à l’élucidation du mystère tenait ses dossiers d’une main et restait muet, la respiration maintenue de peur de couper l’échange entre moi et sa collègue de travail.
_ Eh bien, commença-t-elle en hésitant, Monsieur Wilson m’a expressément demandé de garder tout ceci secret, je suis vraiment désolé Monsieur Nakajima.
_ Aiko ? fis-je cette fois-ci en me levant déterminé à obtenir la vérité.
Décontenancée et prise au dépourvu, les joues déjà roses devinrent rouges, la bouche fermée mais tremblantes, elle sentait le stress l’envahir face à ce silence et à nous qui la fixions longuement. Pris à contre feu, elle finit par vendre la mèche.
_ Tuamotu.
_ Tuamotu ? répétais-je surpris. Je regardais Satoshi dont le visage était aussi marqué par l’étonnement. Et pour le retour ?
_ Pareil, dit-elle affligée d’avoir été contrainte à révéler le secret. Elle laissa alors sa tête tomber sur le bureau dans un bruit sourd. Aïe !! cria-telle. Paniqué, l’éperdu Satoshi accourut auprès de la jeune étudiante et passa sa main sur son front espérant en son for faire partir la douleur d’un simple geste. Merci Satoshi, c’est gentil. Je suis trop bête.
_ Non, non !! Tu ne l’es pas. Ce n’est pas de ta faute. Il est difficile de tenir un secret, je sais ce que je dis, dit-il en se remémorant un souvenir douloureux et visiblement traumatisant.
_ N’empêche ! dit-elle à deux doigts de verser une larme.
De mon côté, j’étais médusé. Tuamotu ? Qu’allait-il entreprendre là-bas ? Je me faisais sans doute des idées, mais j’avais le cœur serré et inquiet. Pourquoi ne pas m’avoir parlé de ça, je ne l’aurais vraiment pas mal pris. Je m’interrogeais encore, statique.
_ Aiko.
_ Oui, dit-elle, les yeux larmoyant et tentant d’afficher un sourire malgré elle.
_ Réservez-moi une place pour le même avion.
Etonnée, elle s’essuya rapidement le nez et me regarda hébétée.
_ Vous allez suivre Monsieur Wilson ?
Il n’était pas courant que j’intervienne dans la vie d’Adam et cela m’étonna encore plus. Mais j’étais curieux de savoir ressentant en même temps un étrange doute m’envahir.
_ Oui, et alors ? De toutes les façons vous êtes là tous les deux donc je peux vous laisser l’agence sans craindre une catastrophe ?
_ Monsieur Nakajima à raison, dit ce dernier qui là une opportunité d’être seul avec la demoiselle. Pourquoi Monsieur Wilson mentirait-il ? Il doit y avoir une raison et le seul moyen est de le suivre, j’aurais fait pareil si c’était moi, m’encouragea-t-il à partir avec ferveur.
_ Ah bon ? s’étonna Aiko.
_ Enfin, oui et non, je ne me mêle pas des affaires d’autrui vous savez ma petite Aiko, se reprit-il maladroitement.
Au même moment, la silhouette d’Adam apparu derrière la porte vitrée. Coordonnées comme des coucous, chacun reprit sa place et fit semblant d’être afféré à son poste. Adam qui laissait une jeune femme continuer sa route dans le même couloir, ne remarqua pas notre remue-ménage et alla prendre place à son bureau juste après avoir jeté un œil à travers la fenêtre.
_ Quel sale temps je vous jure ! Vivement les vacances, dit-il découragé par la tempête de neige qui avait commencé plutôt que prévue.
Nous nous regardâmes, certain d’avoir compris le message derrière cette phrase. Moi, plissant mes yeux en direction de Satoshi, lui-même jetant un œil complice à Aiko et cette dernière me renvoyant le message silencieux de ses yeux inquiets. Adam, qui s’était retourné observait notre petit manège manquant cruellement de discrétion. Lui-même nous fixant chacun notre tour jusqu’à ce que Satoshi détourne ses yeux vers son ordinateur qui lui fit lever un de ses sourcils. Puis vers Aiko qui elle partit en direction de la machine à café et enfin sur moi qui ne pus m’empêcher de le fixer d’un regard interrogateur ses pupilles écarquillées qui semblaient me demander la réponse à notre comportement étrange. Je finis par faire semblant d’oublier sa destination pour me concentrer sur ma paperasse qui elle, ne me laissait en aucunement manière, rêveur. Adam se rassit lentement, jetant à nouveau un regard sur Satoshi qui se replongea sur son écran et Aiko qui n’était décidément pas enclin à le regarder de face. Ce petit jeu l’agaçait et il n’aimait pas être à l’écart. Il allait me poser la question quand son téléphone vibra dans sa poche.
_ Moshi, Moshi ?... Naehu ? Comment vas-tu ?... Oui j’ai réservé, attend un instant, dit-il en nous dévisageant car maintenant, trois paires d’yeux et d’oreilles fouineurs le scrutaient. Une seconde, je sors et je te reprends tout de suite, dit-il contrarié par notre attitude.
La porte se referma sur la conversion nous laissâmes sur notre faim.
_ Pensez-vous qu’il a remarqué ? demanda bêtement Aiko qui savait bien qu’Adam n’était pas dupe.
_ A mon humble avis, fit Satoshi plissant ses lèvres comme un vieillard, les bouts de doigts grattant son menton, je pense que oui.
_ Quoiqu’il en soit, je dois absolument le découvrir. J’ignore pourquoi mais ça m’énerve cette histoire, dis-je à voix basse.
Au même moment, on frappa à la porte. Aiko qui eut un léger sursaut contourna le meuble et alla accueillir le couple, un homme grand encore parsemé de quelques flocons sur son manteau noir, habillé d’un costume gris et portant un insigne à peine camouflé. Il était japonais contrairement à la jeune femme plus petite, typée européenne ou américaine, se demanda-t-elle. Mince et blonde, elle portait elle aussi un tailleur gris souris, une chemise blanche à dentelles sous une veste cachant une partie de son arme, l’insigne étant accroché à sa ceinture. Aiko blanchi et sourit difficilement, masquant mal sa gêne face aux armes. Elle me regarda rapidement puis se remit à saluer, le corps se courbant à plusieurs reprises avant de s’adresser à eux.
« Bonjour, inspecteur Hôndo et voici ma partenaire avec qui je suis en collaboration pour une affaire d’ordre internationale.
Observant la scène de loin, je me mis à lorgner discrètement l’étrangère qui possédait tout ce que je désirais physiquement chez une femme, des lignes bien arrondies, les traits fins et ce côté français que je reconnaissais très bien. Soudain, elle me regarda du coin de l’œil où je vis le mascara bien posé, léger sans trop d’extravagance, la poitrine juste à la bonne taille et les hanches... A ce moment-là je m’aperçus de son arme puis de son insigne qui me fit grimacer. Je rêvassais mais elle n’était pas loin la mauvaise nouvelle qui allait ternir mon monde de paillettes.
TUAMOTU
Tard dans la nuit, dans une ruelle étroite, des bruits sourds résonnaient entre deux murs. Dans l’ombre, un homme d’un peu plus d’un mètre quatre-vingt tabassait sauvagement une jeune femme apeurée et défigurée par les poings. Sans relâche l’homme au long manteau de pluie continuait de frapper les hanches de cette dernière, insistant lourdement sur son abdomen. La femme crachait le sang, s’égosillait la gorge et hurlait de douleurs à n’en plus pouvoir. Des cris étouffés par l’espace clos de l’impasse sauf pour un des témoins de la scène qui referma rapidement mais en douceur ses volets. Le téléphone portable s’alluma, illuminant le visage de son propriétaire d’une couleur bleuté. D’une main tachetée et plissée, son index glissa sur les deux chiffres à composer en cas d’urgence.
« Allô ! Allô ! chuchota-t-il, venez vite, il y a une femme qui se fait agresser en bas de chez moi, c’est terrible, mon dieu ! L’homme en panique tenait à peine sur ses jambes.
─ Calmez-vous Monsieur, avant toute chose donnez-moi votre adresse, lui demanda une voix féminine.
─ Dix, rue Saint Merri – Quatrième arrondissement. »
Plusieurs minutes s’étaient écroulées avant d’apercevoir deux véhicules stationner près de l’angle de l’immeuble, les lumières des gyrophares tournant en continuent et éclairant les murs d’un rouge éclatant et d’un bleu azur. Le corps de la femme gisait encore près des poubelles déposées à même le sol et des palettes de bois rangées en vrac.
Trois ans plus tard et à plus de neuf mille kilomètres de là, mon téléphone résonnait dans ma chambre. Je me réveillai en sursaut, me mis assis, pris machinalement le cellulaire sous l’oreiller et attendis qu’une voix se fasse connaître. C’était Adam Wilson, mon partenaire et collègue de travail.
« Debout la fiotte, on se dépêche ! Je suis déjà sur place et je me les gèle ! dit-il rapidement.
─ Tu sais qu’elle heure il est là ? répondis-je, la voix encore enrayée.
─ L’heure de te réveiller ! hurla-t-il avant de raccrocher laissant seulement trois bips finir la conversation. »
Encore ensommeillé, je regardai de mes yeux à demi ouvert la pièce décorée par les tâches de lumière. Elles traversaient les voilages des fenêtres rangées en ligne droite discontinues éclairant la moquette brune.. Je baillai un long moment puis sortis du lit suédois où je trainai des pieds jusqu’à la salle de bain. Du salon, on pouvait entendre le bruit d’une brosse à dents électrique tournoyer rapidement, celui d’un jet d’eau ouvert à son maximum et enfin le claquement des portes suivi du chuintement de mes chaussons qui essuyaient le parquet. Mon appartement pas bien grand ne contenait qu’une chambre dans le fond, un salon à l’américaine et une pièce d’eau attenante au couloir d’entrée. Dix minutes plus tard, c’était au tour des clés de s’agiter dans la serrure. Tandis que le réveille posé sur la table de chevet sonnait six heures trente du matin, de mon côté, je me dirigeai déjà vers le hall d’entrée de l’immeuble claquant mes talons sur le sol en marbre. Dehors, le vent hivernal soufflait rageusement et le soleil difficilement s’extirpait de l’amas nuageux qui recouvrait la ville de Tokyo. De petites bourrasques de neige voletaient follement dans l’air avant de s’écraser violemment contre mes deux yeux mortifiés par le froid. Tout en marchand, je cogitais longuement sur les raisons qui m’avaient forcées à mettre un orteil sur ce coton glacé, épais à rendre jaloux un esquimau. Adam. Je grinçai des dents à l’idée d’entrevoir sa tête d’ahurie qu’il avait l’habitude de prendre lorsque j’arrivais en retard. Sauf qu’aujourd’hui, c’était son jour de congé. Le con, pensais-je rageusement.
J’entamai à peine mes premiers pas que déjà les lumières des lampadaires s'éteignaient les unes après les autres. Plongé dans la pénombre, je devais avancer en tâtonnant des pieds le trottoir, dans un espoir infime de ne croiser une crotte tiédie par le manteau blanc. Les livreurs, eux, enchaînaient les passages sur les routes boueuses qui tapissaient le sol, éclaboussant de temps à autre, quelques devantures. Dans cette neige sans trace, j’aimais y laisser mes empreintes, tel le grand conquérant de la rue Tohama. La température frôlant le zéro gelait mes mains sous mes gants en cuir doublé de fourrure. La fumée dégagée par ma bouche paraissait s'immobiliser dans l'air, jouant avec la gravité juste avant de retomber doucement dans un petit nuage de dioxyde de carbone. Emmitouflé dans mon blouson sous plusieurs couches de laine, j’arpentais la rue comme un inuit contractant mon corps à chacun de mes mouvements trop amples et gaspillant bien malgré moi, l'énergie que j’eus tant de mal à emmagasiner la nuit dernière sous la couette. Bien chaude, confortable, recouvrant mon corps en entier. Me voilà qui déprimais à nouveau, éternuant à deux reprises juste au moment où je traversai la route. Ce merveilleux système qu'est la thermogenèse perdait alors tout son sens quand des stalactites semblaient ne plus quitter mes poils de sourcils et ceux de mes narines. Congelé de la tête aux pieds, je m'entêtai à poursuivre mon but, traversant avec précaution les ruelles verglacées. Pendant un instant, je m’arrêtai face à une vitrine qui reflétait mon visage de clown affreux, mon teint blafard, mon nez rouge limite nécrosé et mes oreilles ne souhaitant guère la protection si chèrement acquise de mon bonnet en cachemire. Je me rappelais que j’avais dû supplier au moins vingt minutes le vendeur du rayon sport qui, lassé de me voir, m’avait accordé une réduction sur cet article trop petit pour mon tour de tête.
À ce rythme, la rigidité cadavérique n’était pas loin de me rattraper. Je décidai alors d'accélérer la cadence, contraignant mes muscles à rechercher mes dernières réserves de graisses entassées sous mes bourrelets. Arrivé à une borne de taxi, mes membres extérieurs s’affolèrent et me guidèrent vers la petite voiture rouge ornée de publicités de grandes marques dont certaines me laissaient perplexe. O Heureux de pouvoir enfin trouver un compromis à cet hiver interminable, je m'empressai d'ouvrir la portière et voulus m'installer sur le siège capitonné de fourrure rose. Surpris par la tendance engagée de ce chauffeur, je l’étais encore plus lorsque je découvris côté conducteur un amas de bouteilles de bières blondes entremêlées aux détritus de nourritures et empêtrés sur le tapis. Un décor des plus original si ce n'était en plus cette forte odeur de saké qui embaumait l'intérieur du véhicule. L’homme, quant à lui, paraissait hors d'état de conduire. Enfouit entre les plumes, la tête penchée en arrière, il semblait revenir d'une longue beuverie solitaire. La main sur mon nez et ma bouche, je détournai avec écœurement mon regard puis refermai difficilement la portière emportée par le vent. C'est avec un pincement au cœur que je dû oublier le confort spartiate de la Nissan pour reprendre mon courage à deux mains et retourner dans ses flocons de glace, déçu d'avoir perdu de précieuses minutes en rêverie.
Un bon quart d'heure plus tard, essoufflé d’avoir carapaté comme un montagnard, j’arrivais enfin devant le hall d'entrée de l'immeuble de « Kotatsu ». Une halte obligatoire se faisait au kiosque de Tim situé dans le coin de la rue, agrémentant l’enveloppe du vendeur de journaux de quelques yens. Sur le même trottoir, la boulangère m’offrait à loisir un bon cappuccino à la seule et unique condition d’être sa vendeuse exclusive. Comme à l’accoutumé, je partis m'installer sur un des fauteuils de la table accolée à la fenêtre. Le journal ouvert, je parcourais rapidement les quelques articles intéressant et m’arrêtai subitement sur un prénom qui retint mon attention. Miyoko. J’avais connu il y a quelques années de cela une certaine Miyoko Tanaka. Un mauvais souvenir que je tentais désespérément d’oublier. C’était durant mon année d’étude au collège d’Okinawa du quartier. Mon frère et moi-même, longions le couloir en direction de nos classes respectives pour les premières heures de cours. Nous étions populaires, enfin plutôt lui que moi, Seijiro étant devenu capitaine de l’équipe de base-ball cette même année. de son école. A côté, j’étais l’intello des deux mais tous confirmaient une chose : la grande complicité qui existait entre nous. Ce jour-là, Seijiro me prit par le bras et m’entraina dans le placard à balai du troisième étage. Etonné d’être enfermé dans cette espace exiguë, je l’interrogeai.
« Seiji, mais qu’est-ce que tu fous ? Tu vas nous mettre en retard ! chuchotais-je.
─ Chuuut ! Fit ce dernier, se rapprochant un peu plus de mon visage.
Il me prit alors les lèvres et m’embrassa. Surpris, je le repoussai violement contre l’étagère du petit cagibi.
─ Ça ne va pas non ! Merde ! Tu es con ou quoi ? C’est quoi ce délire ? criais-je énervé.
Seijiro muet comme une carpe, me regardait droit dans les yeux, d’un air sérieux, la main gauche frappant le mur et bloquant la sortie. Dans l’incompréhension, je me dégageai brutalement. Dans le couloir, je faisais des doubles pas, bousculant, furieusement les étudiants ayant eu le malheur de croiser mon chemin. Mille questions se bousculaient à l’intérieur de moi me donnant un affreux mal de tête. Arrivé devant ma classe, je pris une seconde, respira un grand coup puis frappai la porte avant de la faire glisser et claquer sur les côtés. Le professeur d’histoire, Besshö Isamu, me regarda de travers, jugeant mon allure inhabituelle, mon regard noir et ma chemise débraillée. Il me laissa entrer malgré tout et sur un ton autoritaire, me réprimanda :
« Vous êtes en retard Monsieur Nakajima, dit-il vexé. »
Je n’avais pas envie de répondre ni même de le regarder. Au bout de deux enjambées seulement, je m’installai directement à ma place, l’avant dernier siège situé dans la rangée du milieu. Les élèves me regardaient faire sans dire un mot. Pendant que le professeur reprenait son introduction, Miyoko située dans la rangée de droite, celle près des fenêtres, se mit à griffonner quelques mots sur un bout de papier pas plus grand qu’un post-it, froissé et légèrement déchiré. Ses cheveux raides taillés jusqu’aux épaules, lui glissaient un à un sur la table formant à la fin un rideau de mèches noiresbrunes. Menue, on pouvait facilement deviner ses courbes à travers sa chemise blanche lui collant au corps. Ses maigres jambes se pavanaient de hautes chaussettes lui arrivant jusqu’aux mollets, embellies par les chaussons d’intérieur blanc. Sa jambe droite se mouvait nerveusement, signe que la jeune fille était concentrée sur sa tâche, n’apercevant pas alors le professeur Isamu avancer en même temps qu’il faisait l’éloge de l’époque féodal. Lentement mais sûrement, ses pas se dirigèrent vers le petit bureau en bois et son regard méfiant guettait le stylo qui se mouvait sur le petit bout de papier. La voix augmentait, le ton se faisait plus sec cherchant à faire réagir la demoiselle qui s’appliquait maintenant à faire son plus beau pliage. A son troisième pli, les pliage, ses pieds du professeur se mirent au garde-à-vous au milieu de l’allée, juste entre les deux adolescents. La jeune fille heureuse d’avoir parachevée son œuvre releva son buste brusquement et voulu lancé le petit bout de papier sur la table voisine. Son sourire changea rapidement pour un simulacre de dégoût quand son avant-bras fut stoppé dans sa course et maintenu fermement par unela main. du professeur. Durant quelques secondes, leurs yeux s’affrontèrent en silence. Le but étant de faire céder son adversaire en plissant les paupières à leur maximum. Un échange tendu que le professeur mit fin en présentant sa paume detendant la main sur laquelle l’adolescente déposa tristement l’origami. Le visage couvert de honte, les joues roses, elle s’enfonça un peu plus dans son siège, espérant vainement être invisible le temps d’un instant, le regard fixantcherchant le sol en attendant le verdict. Le professeur déplia le papier et lit à voix haute, l’intimité ainsi dévoilée.
« Ça va ? Ça te dirais « t », corrigea-t-il avec un malin plaisirs, que l’ont, sans « t », sortent « e » ensembles, disont « s » demain ? finit-il d’un regard perplexe en direction de la jeune fille puis vers le destinataire du message.
Les remarques piquantes ne manquèrent pas de provoquer l’hilarité de ses camarades de classe qui se donnaient à cœur joie, embarrassant un peu plus l’adolescente. Si ce n’était qu’elle., A la lecture, j’avais apposé ma main sur mon visage tentant de dissimuler maladroitement mon malaise grandissant. Les quelques brins de cheveux levés sur la tête, le visage satisfait, le professeur m’observait de ses gros sourcils épais. Dans un mouvement rapide sur son visage, on pouvait voir ses derniers bouger de haut en bas ainsi qu’un sourire complice et niais s’afficher, profitant de cette opportunité pour taquiner son meilleur élève, c’est-à-dire moi.
« Et bien Monsieur Nakajima, seriez-vous si égoïste pour dédaigner l’attention que vous porte cette demoiselle ? dit-il de sa forte voix.
Plus rouge que le bouton de ma chemise, je fixai avec fureur et désespoir le professeur, chose que j’ignorais possible de faire en même temps, à travers mes cheveux trop longs puis du coin de l’œil dévisageaidévisageait Miyoko qui avait le nez collé à son livre ouvert, oui mais à la mauvaise page et à l’envers.
─ Je n’ai rien à dire, lui répondis-je timidementdit-il d’une douce voix.
Les élèves se mirent à huer comme des hiboux, observant de leurs yeux et de leurs oreilles, tout ce qui pourraient faire un potin de basse-cour.
─ Ohhh, ! reprit le professeur d’un air hautain, alors l’affaire est close, dit-il en se retournant vers l’adolescente et en, déposant en même temps le bout de papier sur le coin de la table. Des rires étouffés, des rumeurs qui circulaient à vitesse grand « V » et des regards insistant nous dévisageant tous les deux. Miyoko elle, attrapa rapidement l’origami et l’enfoui dans sa trousse avant de la refermer aussitôt sec. Où en étais-je, oublia-t-il un instant,oublie ah oui ! Dans un éclair de lucidité Isamu conta à nouveau. Notre fameux Ieyasu Tokugawa unifiera le japon et mettra fin à l’époque féodal pour former unle nouvelle Edo que nous connaissons tous. Quelqu’un pourrait me donner le nom de la bataille qui permit à la lignée des Tokugawa de devenir les nouveaux shogûns ?
A la reprise de ses victoires, de sesles batailles perdues et desdes Damiyos, certaines têtes se remirent face à leurs livres contrairement à d’autres qui baillaient comme des hippopotames devant leurs pupitres sans compter ceux bien sûr, qui prenaient leurs modestes chaises d’écolier pour des transats de fortune.
A la onzième heure, ses mêmes chaises raclaient le sol de l’école dans un bruit assourdissant. De son côté, Miyoko bien décidé à obtenir une réponse zigzaguait entre les élèves pour me rattraper moi qui m’étais arrêté par chance devant mon casier, lui donnant une nouvelle occasion de reformuler sa question.
« Reiki ! Reiki !
Le jeune homme se retourna et vit son visage rouge le regarder avec désespoir.
─ Miyoko, ça va ?
─ Oui, oui évidemment que ça va, après avoir été affiché devant tout le monde ! dit-elle sur une pointe d’ironie.
Reiki se mit à glousser lui aussi en se remémorant de l’évènement.
─ Pourquoi ne pas m’avoir envoyé de mail ? Car là, tu es dans le collimateur du prof maintenant.
─ Je te remercie, je l’avais deviné, dit-elle sur un ton farouche. Alorsdis, alors tu voudrais sortir avec moi demain ?
─ Je ne sais pas, peut-être.
─ Allez, insista-t-elle, pour une fois laisse ton frère faire sa vie, s’il te plaît, s’il te plait, s’il te plait ? Sadit-il d’une petite moue sortie, ses, les mains croisées implorant comme on implore l’aumône.
─ D’accord, entendu ! C’est pour aller où ?
─ Un ciné ça te dis ?
─ Un ciné ? Pourquoi pas, il y avait justement un film que j’aimerais voir, ça tombe bien. »
Les yeux brillant, le sourire large, elle le seraserrait dans ses bras menus, sous le regard amusé d’Ethan, un grand brun venu faire ses études au japon. Le, au visage longd’ange et les yeuxaux bleus,. Ethan remettait son livre dans son casier quand il remarqua que son meilleur ami observait le couple de loin avec une légère appréhension.
« Qu’est-ce qui ne va pas Seiji ? Ton frère s’est trouvé une petite copine, tu devrais plutôt le féliciter !
Sejiro qui n’était pas enclin à la plaisanterie se retourna et referma brutalement son casier avant d’emboiter le pas de son ami.
─ Il fait ce qu’il veut je ne suis pas sa nounou, dit-il l’air peu concerné par la situation.
─ Ohhh, regardez-moi ce frère jaloux ! Il te suffit de demander et des filles, tu peux en avoir des tas. Pour une fois que s’est lui.
─ Je te l’ai dit, il fait ce qu’il veut, répondit-il à nouveau, énervé.
─ Calme toi je plaisante ! s’étonnarassura ce dernier.
─ Mouais, on n’aurait pas dit.
─ Monseigneur voudrait-il bien nous faire l’honneur d’entrée ! fit-il en lui présentant la porte ouverte de leur classe.
─ Qu’est-ce que t’es con toi ! ronchonna Seijiro.
─ Pour sa majesté je suis prêt à m’effacer, dit-il s’écartant de deux pas sur la droite. ».»
Le soir venu, Seijiro attendait dans la chambre, le genou remuant à une vitesse folle comme un tic nerveux incontrôlable malgré lui. A travers les rideaux, il vit son frère revenir le pas pressant et joyeux en direction de la maison familiale. Un claquement de porte se fit entendre, signe qu’il était à l’intérieur. Le froissement d’un manteau, à coup sûr déposé sur un des crochets fixés au mur. Les chaussures enlevées et rangées dans le meuble et ses bruits de pas sourd qui grimpaient deux par deux l’escalierl’escaliers. Le plancher grinçait légèrement au moment où la porte glissa sur les côtés. La chambre située à gauche du couloir était spacieuse, confortable, décorée de deux grands lits parallèles accolés au mur. Les bureaux suivaient aussi un ordre strict. En face du pied de chaque lit mais aussi proche des angles. Le placard quant à lui trônait en maitre face aux deux lits et au milieu des deux tables. Quelques objets divers comme des battes et des gants de base-ball, deux guitares, un djembé et des étagères chargées de livres de sciences et de mangas finissaient de remplir la pièce. Sans compter les quelques posters par-ci par-là et sur le sol, un grand tapis rectangulaire séparait nos deux univers. Celle de Seijiro se situait près de la fenêtre de la chambre. Sa chaise en velours ancien vert basculait sur ses deux pattes arrière, maintenue par la plante de ses pieds, pieds plus grand que ses derniers. A mon arrivée, il décroisa ses bras les posèrent sur ses cuisses, attendant de ma part une quelconque réaction.
J’étais encore sur un doux nuage rose, euphorique comme un pinson et sifflotant à tut tête. Je rentrais chez moi, rêvassant encore des quelques mots prononcés par Miyoko. Ce n’est que bien plus tard, que je me rendis compte du calme inhabituel de mon frère. En le toisant un peu, je finis retirer mes écouteurs et fixé avec une légère inquiétude, la silhouette courbée en deux.
« Seiji, ça ne va pas ?
A cette question, Seijiro se leva d’une traite, respira un grand coup et se dirigea vers moi troublé et pour ma part, confus.
─ J’ai entendu des rumeurs qui circulaient sur toi et cette Tanaka Miyoko. Sortez-vous ensembles ?
Embarrassé, je détournai mon regard avec un léger sourire.
─ Il ne faut pas écouter les rumeurs, dis-je rougissant quelque peu.
Seijiro sentant la colère lui monter ria nerveusement, les mains cette fois-ci scellées dans son jean.
─ Reiki ne me mens pas, je suis ton frère. Je sais quand tu me mens ! La voix s’était faite plus douce et plus attendri, face à moi qui hésitait à lui faire la confidenceconfiance.
Reiki passa une main dans ses cheveux puis se frotta la tête énergiquement.
─ He bien, nous en avons parlés un peu tout à l’heure. Elle m’a demandé de sortir avec elle et…dis-je prenant une pause, j’ai accepté.
Seijiro ferma les yeux, reprit une seconde inspiration et pencha la tête en arrière avant de se redresser. Le, le regard noir, il expira et expirer doucement, calmant pour calmer la colère qui l’envahissait. Il se rapprocha de moi, arrangea mes cheveux ébouriffés puis déposa sa main droite sur mon épaule.
_ Ecoutes, j’ai entendu des choses pas très nettes sur cette fille, tu devrais éviter de la fréquenter.
_ Quoi ? Arrête ton délire, Miyoko n’est pas ainsi.
Seijiro leva sa main en l’air capitulant avant même d’avoir tenté.
_ Comme tu le sens, tu ne me diras pas que je ne t’avais pas prévenu, dit-il un semblant déçudéçu que son frère ne lui accord aucun bénéfice.
Sentant la colère me monter, je détournai mon regard et me mis à maugréer entre mes dents, furieux.
_ Elle n’est pas comme ça ! criais-je cette fois-ci.
_ Qu’est-ce que t’en sais ? Cette sale pute doit-être en compagnie d’un autre pendant que tu te fais des films, redescend un peu sur terre Reiki ! répondit-il d’une voix grave.
Je me tenais maintenant face à lui, le regard mauvais, les plis de mon front engageant la bataille avant même qu’elle n’est débutée.
_ Je le sais parfaitement car je l’ai toujours observé ! dis-je plus calmement. J’aime cette fille Seijiro alors ne la traite pluspas de pute devant moi.
Seijiro au comble du désespoir, se mit à rire aux éclats, un fou rire nerveux mélangé à une grande déception.
_ Tu…tu aimes cette fille ? demanda-t-il en pointant son index dans ma direction comme un doigt accusateur. Tu aimes cette fille, cette Miyoko ?
J’étais arrivé à un stade où je ne comprenais plus ses réactions disproportionnées. Inquiet, je et l’interrogeai encore :
_ Seiji, qu’est-ce qui t’arrives ? T’es pas normal ! En quoi cela te dérange que je sorte avec elle, hein ? Ne me dis pas que tu l’aimes toi aussi ?
Je le sentais perdre le contrôle, voyais sa colère monter pour une banale histoire d’amourette. Mais alors que je m’inquiétais de son comportement, Seijiro me saisit le bras puis me bouscula violement sur un des lits.
_ Seiji arrête ça ! hurlais-je, surprit par son geste.
Obnubilé, il semblait ne plus percevoir les sons que je tentais de lui faire parvenir ou plutôt ne souhaitait plus les entendre. Je me débattais, frappais au visage, griffais et tirais sur le pullover aigue marine pour me libérer de son poids. Mon frère, plus lourd, plus costaud bloquait mes bras, frappait de plus en plus fort jusqu’à écraser toute volonté. Je suffoquais, hoquetais, les larmes coulaient sur mon visage maintenant gonflé par les gifles. Le calvaire s’arrêta un instant, un temps durant lequel nos corps échaudés par la lutte acharnée refroidissaient, nous laissant reprendre difficilement notre respiration. Je me plaignais de douleur, non pas celle du corps mais celle du cœur. Pour la première fois mon frère m’avait frappé, pour la seconde fois il m’avait embrassé mes lèvres. Et pour la toute première fois, ce dernier me toucha, détachant la boucle de ma ceinture et faisant glisser le pantalon qui laissa échapper mon bouton dans un vol plané. Epuisé, je continuais à me débattre dans un dernier regain d’effort pour m’échapper de ce frère que je ne reconnaissais plus. Malheureusement pour moi, je ne pouvais compter sur aucune aide extérieure. Des parents absents, une maison isolée, des voisins peu curieux et une force pas plus grande que celui d’un moucheron. Durant une bonne quinzaine de minutes si ce n’était plus, contraint, je subis sa colère découragé, chose que je n’aurais jamais pu envisager même dans mes pires cauchemars. Au moment où sa main frôla l’entrée, une peur me fit tressaillir. Appuyé contre mon torse, il dévisagea mes yeux larmoyant, embrassa mes lèvres tremblantes et soupira à mon sursaut. Sa main se retira pour ensuite se placer sur mon visage qu’elle caressa avec douceur, essuyant mes larmes coulant sans fin. Il m’enlaça alors de ses bras et glissa à mon oreille ce mot qui était censé me réconforter : « Pardon ! ». A cet instant, mes mains purent mettre une distance entre nous me permettant de me dégager lentement sur les côtés. Mon corps tout entier tremblait. J’avançai péniblement vers la porte et faillis trébucher contre une de mes chaussures quand soudain, ses bras me rattrapèrent. L’effroi devint le sentiment le plus fort que je ressentis à son approche.
« Tu n’as pas à avoir peur de moi Reiki, me dit-il doucement dans le creux de mon oreille. Tu n’as pas besoin d’aller voir ailleurs, je serais toujours là pour toi, me dit-il en me resserrant un peu plus fortement ses bras juste avant de déposer un baiser sur ma nuque. »
Son agressivité, sa tentative de viol sur ma personne, sa haine pour les filles s’intéressant un tant soit peu à moi, tout devenait plus clair. Plus clair mais aussi plus angoissant. Je me détachai de lui sans gestes brusques et ouvrit la porte. Dans le couloir, seul, mes larmes reprirent de plus belle et mes pieds me lâchèrent. Je m’appuyai un moment contre le mur puis me dirigeai vers la salle de bain. La porte fermée à double tour, j’observais à présent l’homme en face de moi. Défiguré, mon visage gonflé comportait plusieurs ecchymoses et un œil au beurre noir, des bleues qui allaient mettre un temps à disparaître. D’autres moins importantes se situaient sur mes flancs et mes clavicules. Mon sous vêtement jaune et blanc, le seul vêtement que j’eusse garder était celui de mon frère. Je le retirai et le jetai avec violence dans un coin de la salle de bain. Au même moment, deux coups à la porte me fit sursauter.
_ Reiki, ouvre-moi !
Je fus incapable de lui répondre tant la panique me submergea. Il frappa à nouveau plus fortement. Je reculai d’un pas en arrière lorsque j’entendis sa voix qui hurlait maintenant.
_ Ouvre moi cette putain de porte Reiki !
Accablé face à la planche de bois qui nous séparait, Seijiro se mit à la frapper violement pour ensuite finir par la défoncer à coup d’épaule. De l’autre côté, j’avais atteint le mur s’en m’en rendre compte. Paralysé, je me laissai glisser sur le carrelage froid, bouchant mes tympans de mes doigts.
« Monsieur Nakajima ? Monsieur Nakajima ? appela la vendeuse inquiète, interrompant ma transe.
Reiki, une larme coulant sur ma joue droite, ma main gauche tenant encore le café devenu froid, le temps parut s’être arrêter. Monsieur Nakajima, est-ce que ça va ? demanda la vendeuse inquiète.
_ Monsieur Nakajima, reprit la vendeuse, est-ce que ça va ?
Je m’essuyai rapidement le visage avec la serviette du sandwich puis je lui répondis timidement :
_ Oui, ça va merci, je…je pourrais en avoir une autre s’il vous plait ? dis-je s’en comprendre pourquoi se souvenir revenait me hanter.
_ Oui, bien sûr, répondit la jeune femme qui repartit immédiatement vers son comptoir, pour revenir aussitôt près de moi. Tenez, êtes-vous certain que tout va bien ?
Je regardais la vendeuse, les cheveux impeccablement coiffés, tirés en arrièrechignon sur la tête, la tenue noire et le tablier sur lequel le nom doré de la boutique était inscrit au-dessus de l’image d’un chat. Elle avait la trentaine mais paraissait faire dix ans de moins. Ses pupilles noisette cherchaient les quelques réponses à ses questions sur mes lèvres ou mes yeux rouges mais ne put deviner ce qui me tracassait, une dame au grand cœur.
_ Oui, merci bien Madame Sunada, c’est très aimable à vous. J’étais un peu dans la lune, dis-je m’efforçant à changer de sujet. Il faut dire que ce n’est pas mon heure habituelle, je dois être un peu fatigué.
_ Si c’est Monsieur Wilson qui vous demande encore du travail vous n’avez qu’à me le dire et je lui remontrais les bretelles à celui-là, dit-elle furieuse. »
Je me mis à rire, m’imaginant bien la scène. Elle paraissait sincère et sa bienveillance me toucha. Bien que froid, je savourai mon café et les brioches aux sucres de Madame Sakura Sunada, une mère courageuse qui élevait seule ses trois enfants : Ota, Toshiie et la petite dernière Asami. A moi aussi, l’idée d’être père m’avait effleuré l’esprit, mais les femmes me fuyaient. Pour compenser, je jouais le rôle de l’oncle baroudeur pour ses enfants qui nous accompagnaient de temps à autres dans nos sorties en mer.
Le journal encore en main, le liquide noir engloutit d’une seule traite, mes yeux se mouvaient de droite à gauche, les mots défilants rapidement, juste assez pour me laisser le temps d’enregistrer les informations. Après avoir feuilleté les pages les plus intéressantes, je me dirigeai directement vers la partie qui m’était consacrée. Océanologue et journaliste depuis bientôt deux ans, mon travail consistait à traduire et à retranscrire de nombreux textes que les directeurs des centres me renvoyaient. Je gère une petite équipe constituée de trois personnes au total : mon nouvel assistant Satoshi Yoshitomo qui avait attendu pendant des heures dans le froid, près de la porte d’entrée. C’était son tout premier vrai travail. Célibataire moyen, il vivait dans un petit appartement non loin de l’aquarium. Durant une de ses balades quotidiennes, il m’avait croisé par hasard en train d’observer une anguille têtue. Après une conversation courte mais ludique, Satoshi m’avait fait un monologue sur l’espèce et les rares cas qui existaient dans le monde. Moi qui justement cherchait un assistant pour nous aider à rattraper le retard cumulé depuis quelques mois, j’étais enthousiaste. Le jeune homme fut embauché après une poignée de main échangée devant un distributeur d’eau. C’est ainsi qu’il fit la connaissance d’Aiko Uraku la secrétaire dont il était tombé amoureux. C’était une jeune étudiante de l’école d’Okinawa Institute of Science and Technology. Son rêve, celui de devenir océanologue, elle aussi. Un rêve irréaliste sans la validation d’un stage d’un an. Petite, les cheveux mi- longs et attachés, ses yeux verts cachés derrière des verres trop larges, ses joues roses et ses lèvres pulpeuses qu’elle embellissait d’un gloss durant l’hiver. Aiko resplendissait la joie. Le rôle qu’elle jouait au bureau avait pris au fil du temps, une part essentielle dans notre vie quotidienne. Entre nos désaccords qui se transformaient en combats d’écoliers, des clients renvoyés par un coup de tête qu’elle devait à nouveau amadoués et nos séjours à l’étranger qui duraient parfois une éternité, elle était ainsi devenue en quelques mois le pilier du groupe. Le dernier et pas des moindres, Adam Wilson, le clown de service mais aussi mon collaborateur et ami de longue date. Originaire de Californie, Adam sut très vite s'accommoder aux us et coutumes du pays. Il était l’étranger type, la carrure taillée comme un grec, les cheveux noirs court et ondulés, les yeux gris clairs et la taille haut d’un bon mètre quatre-vingt-dix. Il attachait par contre une importance capitale à son blouson en cuir noir made in US et aimait conduire son Harley qu’il avait fait spécialement venir de chez lui. Une Harley avec les froufrous, les tutus et les sacoches gotiques assorties. En dessous, la tenue était toujours décontractée : un jean basket portés avec des teeshirts ou des pulls colorés.
Mon premier contact avec Adam fut au moment des inscriptions pour intégrer les clubs de sports du campus de l’Université d'Oxford. Loin de chez moi, j’étais heureux de pouvoir me lier aussi facilement avec un étranger qui plus est, un parlant parfaitement ma langue, le japonais. Mais ce fut aussi notre tout premier combat d’enfants gâtés. Je m'imaginais mal perdre face à un gringalet. La récompense à la clé n’était autre qu’un minuscule apéritif de saumon. Nous nous observions en silence, chacun languissant pour ce mets de choix à la chair tendre et savoureuse. Il était hors de question que je tournais le dos à la seule bouchée qui avait su égayer ma journée mais il était de même pour Adam qui n'avait eu droit qu’à quelques crustacés dont la fraîcheur était sérieusement mise en doute. Nos cure-dents en main, nous étions prêts à en découdre. La première attaque fut lancée par Adam qui tenta une percée vers mon flanc gauche que j’esquivai avec habileté, parai et ripostai avec un piqué vers son visage. En mon âme et conscience, j’aurais dû lui laisser ce morceau de saumon si ridiculement petit face aux conséquences qui suivirent. Car ma ténacité et ma combativité firent trébucher mon assaillant vers l'arrière, emmenant dans sa chute la nappe soutenant le buffet. Je fus désolé pour lui certes, mais je l’étais encore plus pour cet apéritif qui termina écrasée par une semelle. Celle d’une jeune fille aux hauts talons qui glissa vers les gobelets empilés faisant dégringoler comme dans un jeu de quilles, le stand de l’étudiant aux abois.
Pour faire oublier ce malaise, j’invitai Adam à dîner dans l'un des meilleurs restaurants japonais du coin que j’eusse testé, peu cher et de très bonne qualité. Mais j’étais naïf de croire qu'il m’avait pardonné car face à la serveuse, le pingre se mit à réciter un sutra de plats en passant par les sushis, une vingtaine qui fit hurler mon portefeuille. Mais le bougre ne s’arrêta pas à si bon chemin : une dizaine de sashimis, des brochettes de yakitori, sans oublier le soba en grande quantité, le tsukemono, l’okonomiyaki aux fruits de mer, mais aussi pour le bonheur du patron qui se frottait déjà les mains, des gyozas, des tonkatsus et un dessert. Trois et non pas deux boules de glace au sésame noir accompagnée bien entendu de mochis. A cet instant, je lui rappelai par une mine surprise et décomposée que ma bourse d’étudiant ne me permettait pas de faire un festin de roi. Mais ce dernier fit le sourd, se contentant de draguer la jeune serveuse par des clins d’œil ridicules. A l’addition, il refusa de payer quoi que ce soit sous prétexte que j’étais le fautif de la situation et qu’en plus je l’avais invité. Bien joué, pensais-je. De bonne foi mais pas trop quand même, je négociai un dernier quiz portant sur les fonds marins qui me permis à une réponse près d’économiser ma maigre fortune. Sa déception fut grande mais ma satisfaction l’était tout autant. En échange de cette journée désastreuse, je lui proposai malgré tout de me rejoindre à Okinawa pour les prochaines vacances d’été, un des grands lieux de l'observation de la faune aquatique. Son visage s’illumina d’un coup et son sourire s’entrouvrit sur un grand « Merci ! » lâché dans l’émotion. Depuis ce fameux jour, nous ne nous sommes plus quittés cumulant les quatre cents coups et partageant nos points vus durant les conférences données à l’amphithéâtre.
Malheureusement Adam n’a jamais pu se libérer à cause, disait-il souvent, de la migration d’une espèce d’anguille qu’il suivait pour ses recherches. Ce n’est que six ans plus tard que nous nous retrouvâmes, ressassant tout le long du chemin, nos souvenirs. Malgré le peu de temps passés ensembles, j’avais l’impression d’avoir égaré un frère et qu’aujourd’hui, la chance l’avait mis sur ma route. Après lui avoir confié mon idée d’élaborer un journal local, Adam se proposa d’emblée comme collaborateur financier du projet. Nous n’avions que vingt-neuve an lorsque nous priment nos premières photos sur le site de Miyako-jima.
Depuis, nous avons voyager de par le monde, cumulant ainsi de nombreuses images, en passant par Tulamben à Bali avec sa fameuse plage de sable noire ou encore par les archipels de Tuamotu et celle des Marquises sans oublier l’île Rodrigues située en plein cœur de l’océan Indien qui, peu envahi par la masse touristique, offrait une faune et des coraux aux couleurs chatoyantes : la couleur indigo du Chirurgien bleu, le rouge de l’étoile de mer, le jaune écarlate du poisson trompette ou encore le turquoise du Baliste-Picasso. Un des murs de notre bureau fut d’ailleurs utilisé pour y épingler chaque diaporama de nos meilleures photos mais aussi de toutes les situations burlesques prises à la sauvette. Je me rappelle encore du jour où il s’était brûlé la langue lors d’un barbecue où lorsqu’un crabe m’avait tenu compagnie durant toute une expédition. Mais les plus belles furent celle d’Adam qui avait le chic d’attirer les dauphins, pas seulement, les requins mamzel, les raies, les mérous, les murènes, les petits poissons coralliens et les nombreux bancs de carangues.
Mon latte terminé, je me mis à observer le ciel avant d'emboîter le pas vers l'immeuble d’en face où j’organisais en plus de mon travail, le journal local du quartier. L’éditorial de Sumida qui servait au départ à répertorier les cas d'espèces rares fit son apparition dans le rayonnage des bizarreries, coincée entre les catamarans et les extraterrestres d’un nouveau genre. Au bout de deux ans, le journal est devenu l'une des premières références pour les recherches et le développement durable d'Okinawa. Mais avec le temps, j’en étais arrivé à traduire des textes depuis mon contrat passé avec l'aquarium. La routine s’était installée et l’ennuie avait pris la place d’un engrenage qui tournait à plein régime sans laisser ne serait-ce qu’un moment pour entrevoir un autre futur, le mien.
Il était sept heures dix passés lorsque je m’approchai de l’entrée de l’office. Adam m’attendait sous le porche, les bras croisés, se frottant les côtes et les pieds sautillant lorsqu’il me vit venir.
« Ben alors qu’est-ce que tu foutais ? me demanda-t-il rageusement, la bouche pincée et les sourcils froncés.
_ J’avais faim, par contre toi, tu n’étais pas censé travailler aujourd’hui.
Le malheureux se figea sur place cette fois-ci la bouche ouverte, les yeux écarquillés et les pupilles regardant le ciel. Il se tapa le front d’une main et se mit à râler comme un revenant.
_ Merde !! Tu aurais pu m’avertir tout de même.
_ Tu m’as raccroché au nez abrutis ! dis-je en pestiférant.
Adam s’en voulu d’être si étourdit, sortit de gros jurons et s’énerva sur la plante verte du hall qui avait encore été déplacée par la femme de ménage.
_ Foutue plante !!
— Tous les matins tu t’acharnes à cette comédie ridicule, tu n’as toujours pas compris que cette plante sera toujours déplacée quoi que tu fasses ?
Ne sachant plus sur qui passer ses nerfs, il se mit à me pincer la joue :
— Et toi alors, quand vas-tu prendre ta vie en main et sortir avec les jeunes filles de ta région ? Serais-tu devenu arrogant ?
— Moi ? Arrogant ? Je fais ce que je peux mais ça ne marche pas. Et puis merde ! Oublie, veux-tu ! dis-je d’un ton pompeux.
— Vu ta dégaine cela ne m’étonne qu’à moitié ! Il n’y a pas que le boulot dans la vie !
— Ça, c’est toi qui le dis ! Car pour l’instant c’est ce boulot qui te nourrit, rétorquais-je une bonne fois pour toute. »
Arrivé au quatrième étage de l’immeuble, Satoshi et Aiko attendaient déjà devant la porte.
« Salut vous deux, cria Adam dans un enthousiasme exagéré.
_ Bonjour Aiko, Satoshi, dis-je simplement.
_ Bonjour patron, répondit Satoshi. »
Aiko se contenta d’un clignement de tête presque effacée et un jolie sourire nous motivant tous les trois. Les clés sorties, j’ouvris la porte vitrée qui donnait sur un espace aménagé dans un style contemporain et moderne. Deux petits bureaux attenants à la porte d’entrée faisaient office d’accueil. Les deux plus grands étaient celui d’Adam et le mien, situés près des fenêtres. Pour le reste, des piles de dossiers servaient de décoration : sur le sol, accolées dans un coin, sur les tables et même soutenant la machine à café. Le travail ne manquait pas et nous avions un temps infini. Quant à la vue, elle donnait sur la rivière de Sumida, une vue troublante et fascinante à la fois. Pouvoir la contempler matin et soir, restait un de mes moments favoris. Non loin de là, l’aquarium de la ville m’offrait lui aussi un dépaysement. À chaque coup de blues, je venais m’y promener. Ignorant la foule et bercé par la musique du centre, je m’imaginais nager entre les poissons. Je restais parfois figé pendant de longues minutes à observer les méduses et leurs ballets multicolores ou encore la grande famille de pingouins si « balto » l’anguille, comme je la prénommait, ne voulait point montrer le bout de son nez. L’aquarium était devenu en quelque sorte, ma petite boule d’oxygène.
Tout comme Adam, j’avais un petit boulot supplémentaire pour arrondir les mois les plus difficiles. En fin de soirée, je changeais mon costard de journaliste scientifique pour emprunter celui d’expert financier pour cette même administration. Adam lui, était barman durant quatre soirs par semaine et pourtant je n’arrivais toujours pas à savoir d’où lui venait toute cette énergie. Jusqu’alors ma vie était comblée, en tout cas depuis mon installation sur la presqu’île de Tokyo, j’ai pu ressentir la paix et la sérénité que j’avais longtemps oubliées.
« Tu comptes partir cet hiver aussi ? demandais-je intrigué.
_ Heu, oui, dit-il embarrassé. Normalement je m’en vais pour une semaine au moins. Puis tout en déposant un lot de classeurs sur mon bureau, il continua. Ça ne te dérange pas ? dit-il soudain anxieux.
_ Non, fis-je d’une triste moue. Tu me laisse seul, encore ! l’accablais-je davantage.
_ Non mais, j’ai une vie je te signal, dit-il un brin vexé. Je vais me faire un café t’en veux un ?
_ Non merci, j’ai pris mon petit déjeuner chez Madame Sunada.
_ Ah, cette vieille bique !
_ Elle n’est pas vieille ! rétorquais-je.
_ Et moi je te dis que si.
_ Elle a à peu près le même âge que nous tu sais !
_ Oui mais mentalement, pfiouuu !! dit-il en mesurant de ses deux mains la distance qui nous séparaient de cette mère divorcée.
_ Tu as un souci avec elle ?
_ Pas qu’un, mais plusieurs. Bref, laisse tomber. Tiens, passe-moi le courrier des péquenauds du haut, je dois aller voir Mary-Kate.
_ Passe le bonjour de ma part !
_ Certainement pas, tu n’as qu’à te bouger le cul toi-même.
_ Aahh ! râlais-je.
S’il y avait bien une chose que je refusais de faire, c’était bien celle-là. Celle m’obligeant à me confronter aux nombreuses paires de talons aiguilles situées aux étages supérieurs.
_ A toute de suite.
_ Ha, répondit Adam avant de passer le pas de porte.
Satoshi attendit qu’Adam disparaisse dans le couloir pour se rapprocher de mon bureau.
_ Dites patron, commença-t-il hésitant. Aiko m’a parlé des recherches d’Adam mais je suis…un peu surpris, hésitait-il à dire.
_ Surpris de quoi ?
_ Eh bien, pour l’espèce qu’il étudie. Vous savez que je m’y connais un peu sur le sujet. Je trouve quand même étrange qu’il choisisse ce moment pour entamer une observation car en réalité il est hors saison et le lieu qu’il visite ne mentionne aucun évènement de ce type. A mon avis, vous vous faites avoir.
Je le regardais moi-même surpris de ne pas avoir notifié ses détails. Ma confiance aveugle en Adam ne m’avait jamais poussé à m’interroger plus que ça. Je ne me suis d’ailleurs guère soucié de ce qu’il pouvait faire en dehors de son temps libre. Mais Satoshi venait de marquer un point qui attisa ma curiosité. Pourquoi Adam me mentirait-il sur un fait aussi insignifiant.
_ C’est vrai ça ? Pourquoi me mentirait-il ? continuais-je à voix haute.
Aiko curieuse détourna son regard de mes yeux qui la fixait vaguement jusqu’à ce que je comprenne qu’elle en savait plus que nous sur le sujet.
_ Aiko ! dis-je d’une voix suspecte.
_ Oui, Monsieur Nakajima ? dit-elle, mal à l’aise.
Nos bureaux l’un face à l’autre, il lui était donc impossible de m’éviter même en abaissant le siège, ce qu’elle fit, jusqu’à son maximum. Ses yeux étaient maintenant à la limite du comptoir, masquant sa nervosité.
_ Monsieur Wilson vous a commandé des billets, n’est-ce pas ? repris-je.
_ Des… des billets, oui, il y a deux jours, pourquoi ? demanda-t-elle consciente de la question qui allait suivre.
_ Quel est sa destination ? dis-je sans détourner d’un millimètre mes pupilles des siennes.
Satoshi qui assistait à l’élucidation du mystère tenait ses dossiers d’une main et restait muet, la respiration maintenue de peur de couper l’échange entre moi et sa collègue de travail.
_ Eh bien, commença-t-elle en hésitant, Monsieur Wilson m’a expressément demandé de garder tout ceci secret, je suis vraiment désolé Monsieur Nakajima.
_ Aiko ? fis-je cette fois-ci en me levant déterminé à obtenir la vérité.
Décontenancée et prise au dépourvu, les joues déjà roses devinrent rouges, la bouche fermée mais tremblantes, elle sentait le stress l’envahir face à ce silence et à nous qui la fixions longuement. Pris à contre feu, elle finit par vendre la mèche.
_ Tuamotu.
_ Tuamotu ? répétais-je surpris. Je regardais Satoshi dont le visage était aussi marqué par l’étonnement. Et pour le retour ?
_ Pareil, dit-elle affligée d’avoir été contrainte à révéler le secret. Elle laissa alors sa tête tomber sur le bureau dans un bruit sourd. Aïe !! cria-telle. Paniqué, l’éperdu Satoshi accourut auprès de la jeune étudiante et passa sa main sur son front espérant en son for faire partir la douleur d’un simple geste. Merci Satoshi, c’est gentil. Je suis trop bête.
_ Non, non !! Tu ne l’es pas. Ce n’est pas de ta faute. Il est difficile de tenir un secret, je sais ce que je dis, dit-il en se remémorant un souvenir douloureux et visiblement traumatisant.
_ N’empêche ! dit-elle à deux doigts de verser une larme.
De mon côté, j’étais médusé. Tuamotu ? Qu’allait-il entreprendre là-bas ? Je me faisais sans doute des idées, mais j’avais le cœur serré et inquiet. Pourquoi ne pas m’avoir parlé de ça, je ne l’aurais vraiment pas mal pris. Je m’interrogeais encore, statique.
_ Aiko.
_ Oui, dit-elle, les yeux larmoyant et tentant d’afficher un sourire malgré elle.
_ Réservez-moi une place pour le même avion.
Etonnée, elle s’essuya rapidement le nez et me regarda hébétée.
_ Vous allez suivre Monsieur Wilson ?
Il n’était pas courant que j’intervienne dans la vie d’Adam et cela m’étonna encore plus. Mais j’étais curieux de savoir ressentant en même temps un étrange doute m’envahir.
_ Oui, et alors ? De toutes les façons vous êtes là tous les deux donc je peux vous laisser l’agence sans craindre une catastrophe ?
_ Monsieur Nakajima à raison, dit ce dernier qui là une opportunité d’être seul avec la demoiselle. Pourquoi Monsieur Wilson mentirait-il ? Il doit y avoir une raison et le seul moyen est de le suivre, j’aurais fait pareil si c’était moi, m’encouragea-t-il à partir avec ferveur.
_ Ah bon ? s’étonna Aiko.
_ Enfin, oui et non, je ne me mêle pas des affaires d’autrui vous savez ma petite Aiko, se reprit-il maladroitement.
Au même moment, la silhouette d’Adam apparu derrière la porte vitrée. Coordonnées comme des coucous, chacun reprit sa place et fit semblant d’être afféré à son poste. Adam qui laissait une jeune femme continuer sa route dans le même couloir, ne remarqua pas notre remue-ménage et alla prendre place à son bureau juste après avoir jeté un œil à travers la fenêtre.
_ Quel sale temps je vous jure ! Vivement les vacances, dit-il découragé par la tempête de neige qui avait commencé plutôt que prévue.
Nous nous regardâmes, certain d’avoir compris le message derrière cette phrase. Moi, plissant mes yeux en direction de Satoshi, lui-même jetant un œil complice à Aiko et cette dernière me renvoyant le message silencieux de ses yeux inquiets. Adam, qui s’était retourné observait notre petit manège manquant cruellement de discrétion. Lui-même nous fixant chacun notre tour jusqu’à ce que Satoshi détourne ses yeux vers son ordinateur qui lui fit lever un de ses sourcils. Puis vers Aiko qui elle partit en direction de la machine à café et enfin sur moi qui ne pus m’empêcher de le fixer d’un regard interrogateur ses pupilles écarquillées qui semblaient me demander la réponse à notre comportement étrange. Je finis par faire semblant d’oublier sa destination pour me concentrer sur ma paperasse qui elle, ne me laissait en aucunement manière, rêveur. Adam se rassit lentement, jetant à nouveau un regard sur Satoshi qui se replongea sur son écran et Aiko qui n’était décidément pas enclin à le regarder de face. Ce petit jeu l’agaçait et il n’aimait pas être à l’écart. Il allait me poser la question quand son téléphone vibra dans sa poche.
_ Moshi, Moshi ?... Naehu ? Comment vas-tu ?... Oui j’ai réservé, attend un instant, dit-il en nous dévisageant car maintenant, trois paires d’yeux et d’oreilles fouineurs le scrutaient. Une seconde, je sors et je te reprends tout de suite, dit-il contrarié par notre attitude.
La porte se referma sur la conversion nous laissâmes sur notre faim.
_ Pensez-vous qu’il a remarqué ? demanda bêtement Aiko qui savait bien qu’Adam n’était pas dupe.
_ A mon humble avis, fit Satoshi plissant ses lèvres comme un vieillard, les bouts de doigts grattant son menton, je pense que oui.
_ Quoiqu’il en soit, je dois absolument le découvrir. J’ignore pourquoi mais ça m’énerve cette histoire, dis-je à voix basse.
Au même moment, on frappa à la porte. Aiko qui eut un léger sursaut contourna le meuble et alla accueillir le couple, un homme grand encore parsemé de quelques flocons sur son manteau noir, habillé d’un costume gris et portant un insigne à peine camouflé. Il était japonais contrairement à la jeune femme plus petite, typée européenne ou américaine, se demanda-t-elle. Mince et blonde, elle portait elle aussi un tailleur gris souris, une chemise blanche à dentelles sous une veste cachant une partie de son arme, l’insigne étant accroché à sa ceinture. Aiko blanchi et sourit difficilement, masquant mal sa gêne face aux armes. Elle me regarda rapidement puis se remit à saluer, le corps se courbant à plusieurs reprises avant de s’adresser à eux.
« Bonjour, inspecteur Hôndo et voici ma partenaire avec qui je suis en collaboration pour une affaire d’ordre internationale.
Observant la scène de loin, je me mis à lorgner discrètement l’étrangère qui possédait tout ce que je désirais physiquement chez une femme, des lignes bien arrondies, les traits fins et ce côté français que je reconnaissais très bien. Soudain, elle me regarda du coin de l’œil où je vis le mascara bien posé, léger sans trop d’extravagance, la poitrine juste à la bonne taille et les hanches... A ce moment-là je m’aperçus de son arme puis de son insigne qui me fit grimacer. Je rêvassais mais elle n’était pas loin la mauvaise nouvelle qui allait ternir mon monde de paillettes.